Les financements publics alloués à la presse : tour d'horizon en Europe

 Les financements publics alloués à la presse : tour d'horizon en Europe

Matteo Bartocci est rédacteur en chef et chef d’édition numérique chez il manifesto, un quotidien italien indépendant. Il manifesto a maintes fois dénoncé l’insuffisant soutien public à la presse indépendante et plurielle en Italie. Mais comment ça se passe dans les autres pays européens ? Tour d’horizon sur les différents modèles de financement public aux quotidiens et sur les risques liés au manque de pluralisme dans la presse.

Les financements publics alloués à la presse : tour d'horizon en Europe

Il manifesto fête cette année ses 50 ans d’activité, pendant lesquelles le journal a toujours été géré par ses salariés organisé.es sous forme de coopérative. Cette particularité confère une indépendance éditoriale aux journalistes, mais quels sont les difficultés d’un quotidien indépendant comme le vôtre aujourd’hui ?

Les difficultés d’aujourd’hui sont liées à deux grands thèmes. Le premier, c’est le soutien public à l'information. Un quotidien sans patron et culturellement défini, car nous sommes un quotidien communiste, a besoin d’aides publiques. Beaucoup d’entreprises, par exemple, ne souhaitent pas afficher leur publicité sur il manifesto. La deuxième difficulté concerne toute l’industrie culturelle et pas seulement le journalisme, et il s’agit de l’innovation technologique. Donc, les défis d’aujourd’hui ne sont pas vraiment économiques. Il ne s’agit pas de dettes, de salaires non payés, ou de difficultés opérationnelles, mais ils ont affaire à la compétition et à l’Etat qui intervient pour rééquilibrer les distorsions du marché. Les interventions publiques, en Italie, sont souvent en faveur de la télévision.

Dans vos articles, vous dénoncez souvent le manque de soutien à l’information plurielle et indépendante en Italie. En effet, vous citez une étude selon laquelle l’Italie dépense à peine 1,11€ par tête pour soutenir l'information, face aux 9,40€ du Danemark, par exemple. Pourquoi les aides publiques aux quotidiens sont si basses en Italie ?

Notre enquête se base sur un document officiel du gouvernement italien. Pour la première fois, le Département pour l’information et l’édition a voulu comprendre comment fonctionnaient les modèles de soutien public à l’information plurielle dans les autres pays. Le sous-secrétaire à ce département, Vito Crimi, a découvert avec une certaine surprise que le manque d’aide publique à l’information n’était pas une anomalie italienne. Ce n’est pas dû à la répartition des ressources, ni à la complicité avec la politique, ni à la corruption. Il s’agit d’une caractéristique commune de beaucoup de pays européens. En fait, la recherche a montré que plus un pays est avancé du point de vue démocratique et civil, plus le soutien public est important. Bien évidemment, cela prend des formes différentes, chaque pays a son modèle. Mais en Europe, le soutien public est présent.  En Italie, les aides sont si faibles parce que le système italien d'information, par tradition, s’appuie complètement sur le modèle de la télévision. Même avant l’arrivée de Silvio Berlusconi dans le monde politique il y a désormais 30 ans, la RAI,  l’organisme responsable de la télévision publique italienne, a toujours été très présent dans la vie politique et culturelle italienne.

Si l’on regarde les autres pays européens, quelles sont d’après vous les mesures les plus efficaces de soutien à l’information  ?

Il existe plusieurs modèles, par exemple le modèle anglais, pour lequel n’importe quel produit éditorial ne paie pas de TVA. C’est un modèle clair et simple à comprendre et indirect, dans le sens où on ne fait pas la distinction entre les différents journaux : si tu t’occupes de l’édition d’un journal, tu ne paies pas de TVA. Il s’agit d’une aide beaucoup plus importante que le soutien italien, parce qu’effacer la TVA est une mesure de soutien très généreuse. Dans ce cas-là, il s’agit d’une contribution indirecte aux bénéfices de tous ceux qui publient un journal. 

Le modèle français est comparable à celui italien, mais il a d’après moi un défaut: il ne fait pas de distinctions entre les éditeurs. Le gouvernement français distribue ses aides aussi aux entrepreneurs privés qui publient un journal, aux groupes côtés en bourse, aux grands entrepreneurs de la mode ou des armes… Bref, un grand groupe industriel peut recevoir des aides s’il publie un journal. Pour moi ce modèle est excessif dans l’autre sens, parce que je pense que si une grande entreprise veut publier son journal, elle trouvera ses ressources pour le faire grâce à ses autres activités. Le modèle italien ,en revanche, fait une distinction, car il ne soutient que les journaux gérés par des coopératives. Le but économique de la coopérative n’est pas le profit de d’une entreprise, mais de rémunérer le travail et donner du travail à ceux et celles faisant partie de la coopérative. La loi italienne a établi que les journaux gérés en coopérative méritent du soutien, alors qu’une entreprise qui veut publier un journal peut trouver ses ressources ailleurs. Je trouve que cette distinction entre les différents types d’éditeur est utile. Même si j’aime le journalisme et je pense qu’il est important au sein d’une démocratie, soutenir n’importe qui est d’après moi inapproprié. C’est peut-être pour cela aussi que les dépenses par tête pour soutenir l’information sont si basses en Italie, parce qu’il n’existe pas beaucoup de journaux gérés par des coopératives. 

Et donc pour vous, la solution serait de combiner ces différents modèles pour arriver à un soutien plus important à la presse indépendante et plurielle en Europe?

Je pense que oui. D’un point de vue philosophique, il serait important de faire une distinction entre les éditeurs et contrôler qu’ils fassent ce qu’ils déclarent de faire. Malheureusement, en Italie, on a eu aussi des cas de fausses coopératives. Mais je pense, par exemple, que des travailleurs et des travailleuses qui décident de se réunir doivent pouvoir accéder à des aides publiques. Il existe un autre aspect qui est à construire dans toutes les démocraties avancées : le soutien public devrait être lié non seulement au fait de publier un journal, mais aussi au fait de créer de l’emploi. Je ne sais pas si c’est le cas en France, mais en Italie la profession de journaliste est très précaire. Alors, si un journaliste gagne 3€ l’article, est-il indépendant ? Ou écrira-t-il ce que l’éditeur, le directeur ou le client lui dit d’écrire ? D’après moi, le travail est un sujet important, qui ne concerne pas seulement le journalisme, mais en général le capitalisme d'aujourd'hui. J’aimerais que l’on trouve un moyen pour lequel, si les Etats encouragent à travers des aides les journaux, ces mêmes journaux puissent créer des emplois stables, régulièrement rémunérés et sans discriminations. Il n’existe pas un journal sans journalistes. Si l’on parle d’autonomie et indépendance des journaux et des journalistes, j’aimerais que l’on puisse lier les subventions publiques à un emploi stable, régulière et professionnel. 

Et quels sont alors les risques liés au manque de pluralisme dans la presse et comment peut-on y faire face à l’avenir ?

La pandémie de Covid-19 a mis en lumière ce qu’on appelle une “infodémie”, c'est-à-dire la facilité, très dangereuse, avec laquelle des fausses nouvelles se transmettent. Dans le cas du Covid, elles ont été à l’origine des malentendus sur l'efficacité des vaccins ou des traitements. Du coup, la nécessité d’une information libre et d’une presse libre s’est montrée dans tout son aspect dramatique. Et je dirais que la presse doit être non seulement libre mais aussi professionnelle, et pour l’être, il faut avoir des moyens. Si un journaliste a du mal à boucler ses fins de mois, il va s’accrocher à tout boulot qui lui arrive. Je ne dis pas que les journaux doivent être riches, mais ils doivent être en mesure d’embaucher des personnes indépendantes qui écrivent des nouvelles vraies et vérifiées. Et surtout, tout type de journalisme doit être critique, c’est-à-dire vérifier si les choses fonctionnent. Si elles fonctionnent, tout va bien, si elles ne marchent pas, il faut l’écrire.

A l’heure où les fausses nouvelles se propagent très vite par le biais des réseaux sociaux et d’internet, il faudra donc veiller attentivement à ce que le journalisme demeure professionnel, libre et critique.