Tous les mercredis, écoutez Iris Herbelot discuter d'un sujet du secteur spatial. Tantôt sujet d'actualité ou bien sujet d'histoire, découvrez les enjeux du programme européen Hermès, de la nouvelle Ariane 6, ou encore de la place de l'Europe dans le programme Artémis. Ici, nous parlons des enjeux stratégiques pour notre continent d'utiliser l'espace pour découvrir, innover, et se défendre.
Bonjour Iris, presque trois ans de guerre en Ukraine, le bilan à dresser de la guerre est lourd de victimes, de sanctions économiques et politiques… Que dire du secteur spatial dans cette guerre ?
Il y a deux pans auxquels s’intéresser sur les enjeux du spatial et de la guerre en Ukraine. Déjà, sur le territoire ukrainien, dès le début de la guerre, c’est la constellation StarLink de SpaceX qui a permis aux Ukrainiens et Ukrainiennes de rester connectés à Internet, de rester connectés au reste du monde, de communiquer, et d’organiser une résistance inattendue et très efficace. Plusieurs controverses ont entouré et continuent d’entourer l’utilisation de StarLink, puisque Elon Musk, le propriétaire de SpaceX, refusait que les Ukrainiens utilisent StarLink pour géolocaliser des frappes de drones, SpaceX souhaitait de manière générale que l’usage de ses satellites et terminaux terrestres restent à usage civil.
Aujourd’hui les inquiétudes portent aussi sur le fait que Musk est un grand supporter de Donald Trump, dont le soutien à l’Ukraine est au mieux douteux, et qu’une récente investigation du Wall Street Journal a révélé que les relations entre Musk et Putin étaient régulières et très cordiales, ce qui n’est certainement pas une bonne nouvelle pour les
Ukrainiens, car les mega-constellations de satellites avec des terminaux transportables au sol pour une connection continue, ça ne court pas les rues…
Ça c’est le rôle du spatial et des Américains dont on entendait notamment parler au début de la guerre, et qui va redevenir un enjeu. Et quel est le deuxième aspect auquel s’intéresser ?
C’est celui de la coopération entre la Russie et les agences spatiales d’autres pays, ou groupe de pays dans le cas de l’ESA ! Au premier plan, bien sûr, la très utile et aussi symbolique ISS. Parce que pour faire un parallèle de coopération internationale, à l’ONU, tout le monde voudrait que ça marche, mais si tout le monde n’arrive pas à s’entendre, et bien tant pis, c’est bien dommage, mais ça ne marche pas. Pour l’ISS, c’est une question de vie ou de mort, déjà, pour les astronautes et cosmonautes à bord. Et contrairement aux Ukrainiens, ou aux Palestiniens, ils sont trop peu et trop connus pour passer inaperçus. Et puis le fonctionnement-même de la station repose sur l’interdépendance entre les modules des nations participantes qui les ont fournis, donc il n’y a pas le choix, il faut coopérer. Et la Russie continue d’opérer ses modules, la propulsion de l’ISS est toujours opérée depuis Moscou, et l’ajustement de l’orbite –puisqu’il faut régulièrement rehausser l’orbite de l’ISS est toujours assuré par la Russie.
A l’heure où la Russie est le paria de l’Occident, pas plus tard qu’il y a quelques semaines, c’est trois occupants de l’ISS, deux cosmonautes et une astronaute de la NASA, qui ont été ramenés sur Terre à bord d’une Soyouz russe !
Faut-il y voir une belle continuité de la coopération scientifique malgré les tensions géopolitiques, ou un autre exemple des pays occidentaux qui se sont rendus dépendants de la Russie, à l’image des Européens pour l’énergie ?
Sans doute un peu des deux. La coopération entre Américains, Européens et Soviétiques, à l’époque, remonte à avant la fin de la guerre froide. Les partenariats au sein du secteur spatial ont survécu à de nombreux conflits terrestres, et ça tient au fait qu’une fois un programme lancé et des engagements pris, les coûts sont trop importants pour s’en détourner, et que dans le cas de l’ISS par exemple, la Russie n’a pas, ou pas encore, d’alternative. Le directeur de l’agence spatiale russe, ROCOSMOS, a annoncé vouloir construire une station spatiale indépendante, mais la Russie n’a pas de fonds à consacrer au secteur spatial au-delà d’enjeux militaires, ou au sein de partenariats avec ses alliés stratégiques pour maintenir de bonnes relations, voire maintenir les apparences. A titre d’exemple, la Russie a manifesté son intérêt à envoyer des cosmonautes sur la station chinoise Tiangong, mais l’orbite de cette station est bien moins équatoriale que l’ISS, et il faudrait que les Russes volent sur des lanceurs chinois, une rétrogradation par rapport à l’ISS et aux ambitions russes.
Sur le problème de la dépendance, elle se pose à nouveau pour l’Europe, et pas juste pour le gaz russe. C’est le problème central et crucial auquel est confrontée l’Europe ces derniers temps, l’absence de lanceurs pour placer ses charges utiles (des satellites, des sondes, des astronautes…) en orbite. La guerre en Ukraine n’a pas marqué la fin de la coopération des membres de l’ISS, mais elle a marqué l’arrêt des lancements de fusées Soyouz depuis le CSG, Kourou. Le pas de tir qui était réservé aux lanceurs Soyouz a d’ailleurs été réattribué à des entreprises émergentes du new space qui n’ont pas encore de lanceur opérationnel, ce qui signifie réellement la fin d’une longue coopération entre l’ESA et la France avec la Russie d’une part, mais aussi le fait qu’il n’y ait pas encore, actuellement, de fusée européenne capable de remplacer la Soyouz pour les Européens.
Une interview réalisée par Laurence Aubron.