Michel Derdevet, président du think tank Confrontations Europe revient dans cette chronique hebdomadaire sur les dernières publications de son organisation, notamment de sa revue semestrielle. Énergie, numérique, finances, gouvernance européenne, géopolitique, social, les sujets d'analyse sont traités par des experts européens de tout le continent dont le travail est présenté par Michel Derdevet.
Pourquoi le rapport Draghi insiste-t-il sur la compétitivité économique comme une priorité essentielle pour l’Europe ?
Le rapport part du constat que l’Europe est en train de perdre du terrain face aux grandes puissances économiques que sont les États-Unis et la Chine. Ce décrochage est perçu comme une menace pour la prospérité et la stabilité à long terme du continent. Mario Draghi avertit que l’Europe doit impérativement restaurer sa compétitivité si elle souhaite garantir la paix sociale, maintenir la soutenabilité économique et répondre aux attentes climatiques.
Le rapport présente la compétitivité comme une condition préalable à la réalisation d’objectifs environnementaux et sociaux, mais il adopte un cadre de réflexion centré sur la croissance économique. Il propose un scénario où l’innovation technologique permettrait de relever les défis climatiques sans pour autant renoncer à la croissance.
Cette approche pose question : elle repose sur l’hypothèse d’un découplage fort entre la production économique et la consommation de ressources naturelles, hypothèse qui reste contestée. En effet, si des progrès sont visibles en matière de réduction des émissions de CO2, d’autres limites planétaires, comme la biodiversité ou la gestion de ressources en eau, continuent d’être dépassées.
Le rapport propose de simplifier les normes environnementales. Cette idée est-elle problématique ?
Mario Draghi critique la complexité administrative et réglementaire de l’Union, qu’il considère comme un frein à la productivité et à l’innovation. Il propose de simplifier les cadres réglementaires existants, notamment ceux liés à la protection de l’environnement, afin de faciliter l’activité des entreprises, en particulier des PME.
Mais ça peut être problématique de remettre en cause des régulations qui sont encore en cours de mise en œuvre, comme la taxonomie européenne ou la directive CSRD sur le reporting extra-financier. Ces cadres ont pour objectif de renforcer la transparence et de pousser les entreprises à aligner leurs activités avec les objectifs climatiques. En les affaiblissant, on risquerait de perdre l’élan réglementaire nécessaire pour encourager une véritable transformation.
Cela dit, il est vrai que les PME ont du mal à se conformer à ces exigences. Le rapport suggère donc d’introduire une proportionnalité réglementaire et de relever les seuils d’applicabilité pour éviter que les petites structures ne soient pénalisées.
Le plan Draghi prévoit des investissements massifs de 750 à 800 milliards d’euros par an. Quels sont les principaux défis liés à cette ambition ?
L’idée centrale du rapport est que l’Europe doit investir massivement pour rattraper son retard technologique et réussir sa transition écologique. Plus de la moitié des 750 à 800 milliards d’euros annuels serait dirigée vers la décarbonation de l’économie et le développement des technologies vertes. L’accent est mis sur la transition énergétique, avec une ambition de réduire le coût de l’électricité via un mix énergétique plus propre, et sur le soutien aux secteurs du transport et du numérique. Cette dynamique vise à renforcer la souveraineté européenne dans des domaines stratégiques comme les batteries et l’intelligence artificielle.
Pour autant, plusieurs défis majeurs se posent. D’une part, mobiliser un tel volume d’investissements nécessiterait un effort budgétaire sans précédent, dans un contexte où les États membres sont divisés sur l’opportunité de recourir à la dette commune. L’Allemagne, par exemple, reste réticente à utiliser ce type de mécanisme. D’autre part, le plan repose sur un découplage fort entre croissance économique et empreinte environnementale, une hypothèse qui n’est pas garantie.
En somme, le succès de ce plan repose non seulement sur la mobilisation des financements, mais aussi sur la capacité de l’Europe à trouver un équilibre entre des impératifs parfois contradictoires : prospérité économique, sécurité énergétique et soutenabilité écologique.
Comment assurer l’application politique de ce plan ambitieux, alors que l’Europe est confrontée à des divisions internes et à une instabilité politique croissante ?
L’application politique de ce plan ambitieux est un défi majeur. Ursula von der Leyen a déjà annoncé que certaines propositions du rapport seront intégrées dans le “Clean Industrial Deal”, un des piliers de son mandat. Mais la mise en œuvre de ces réformes nécessitera un consensus fort parmi les États membres, ce qui est loin d’être acquis.
Par ailleurs, le rapport souligne un paradoxe : alors que l’Europe doit intensifier ses investissements pour réussir sa transition écologique, elle peine à trouver les financements nécessaires pour aider les pays en développement à se décarboner.
Un autre enjeu clé est le soutien démocratique. Les mouvements de contestation comme les Gilets Jaunes ou les manifestations d’agriculteurs en Europe il y a quelques mois ont montré que les politiques climatiques peuvent susciter des résistances sociales fortes si elles sont perçues comme injustes. Le rapport Draghi met en lumière la nécessité d’impliquer davantage les citoyens, à travers des initiatives comme les conventions citoyennes ou les projets d’énergies renouvelables portés localement. Cette approche “bottom-up” pourrait favoriser une meilleure acceptabilité des réformes et renforcer le lien entre les institutions européennes et les citoyens.
Une interview réalisée par Laurence Aubron.