Échos d'Europe

Les revendications de l'UE pour exercer son influence dans la compétition géopolitique sur l'IA

Photo de Tara Winstead - Pexels Les revendications de l'UE pour exercer son influence dans la compétition géopolitique sur l'IA
Photo de Tara Winstead - Pexels

Michel Derdevet, président du think tank Confrontations Europe revient dans cette chronique hebdomadaire sur les dernières publications de son organisation, notamment de sa revue semestrielle. Énergie, numérique, finances, gouvernance européenne, géopolitique, social, les sujets d'analyse sont traités par des experts européens de tout le continent dont le travail est présenté par Michel Derdevet.

Pourquoi le règlement sur l'IA de l'Union est-il présenté comme une réalisation historique ?

Le règlement sur l'IA de l'Union marque un tournant non seulement pour elle, mais aussi au niveau mondial. Selon Ursula von der Leyen, il s'agit du premier cadre juridique complet sur l'intelligence artificielle, et qui est ancré dans les valeurs fondamentales européennes. Ce règlement n’est pas seulement une initiative politique parmi d’autres : il constitue un jalon important de la décennie numérique, l’agenda stratégique de l’Union visant une transformation numérique complète d’ici 2030. En se positionnant en pionnière de la régulation de l’IA, l’Union montre son ambition d’exercer une influence normative au niveau mondial, comme elle l’a fait avec le Règlement général sur la protection des données (RGPD). Ce précédent a démontré sa capacité à fixer des règles qui s’imposent à d’autres pays et entreprises au-delà de ses frontières, un phénomène souvent appelé l’« effet Bruxelles ». En suivant cette logique, elle espère que son règlement sur l’IA deviendra une référence mondiale, incitant d’autres régions à adopter des régulations similaires et assurant ainsi la diffusion de ses valeurs dans cette nouvelle ère technologique.

Quels défis l'Union rencontre-t-elle dans la compétition pour la gouvernance mondiale de l'IA ?

À la différence du RGPD, qui a été lancé dans un contexte où la question de la protection des données n’avait pas encore suscité de forte compétition internationale, l’intelligence artificielle est déjà un enjeu central de la concurrence technologique et économique mondiale. De nombreux États, entreprises et organisations internationales cherchent à imposer leurs propres normes pour structurer les usages et la gouvernance de l’IA. Cette concurrence rend la position de l’Union plus complexe, car elle doit se positionner non seulement en pionnière de la régulation mais aussi en médiatrice entre différentes visions. Par exemple, la Chine développe une approche autoritaire et centralisée de l'IA, axée sur la surveillance, tandis que les États-Unis privilégient une approche fondée sur le marché et la flexibilité, avec une forte orientation vers les applications militaires. Dans ce contexte, l’Union doit promouvoir son « approche centrée sur les droits » et ses valeurs démocratiques, tout en s’assurant que ses règles restent attractives pour les acteurs privés et les partenaires internationaux.

En quoi l’approche de l’Union en matière d’IA diffère-t-elle de celle des États-Unis ?

L’Union et les États-Unis adoptent des stratégies divergentes en matière de régulation de l'IA, illustrant des priorités différentes. L'approche européenne repose sur une régulation stricte des cas d'utilisation de l'IA, classés par niveaux de risque. Certaines applications, considérées comme incompatibles avec les valeurs européennes, sont purement interdites, tandis que d'autres, susceptibles de menacer les droits fondamentaux, sont soumises à une surveillance rigoureuse. Cette approche vise à garantir que l'IA reste sécurisée, transparente et digne de confiance. En revanche, les États-Unis privilégient une régulation légère, basée sur des engagements volontaires des entreprises et une flexibilité accrue du marché, afin de ne pas freiner l’innovation. Les priorités américaines se concentrent également sur les aspects sécuritaires et militaires de l’IA, ce qui reflète l’importance stratégique de cette technologie pour leur défense nationale. En effet, les États-Unis intègrent pleinement l’IA dans leurs programmes de défense et de sécurité, considérant cette technologie comme essentielle à leur supériorité militaire future. À l’inverse, l’Union a choisi d'exclure le domaine militaire de son règlement sur l'IA, considérant que les questions de défense relèvent des États membres. Ces divergences rendent la collaboration entre l’Union et les États-Unis plus complexe, malgré des initiatives comme le Conseil commercial et technologique (TTC), qui vise à rapprocher les positions des deux partenaires.

Pourquoi l'Union pourrait-elle revoir l’exclusion du domaine militaire dans sa politique sur l'IA ?

L'évolution rapide du contexte géopolitique, notamment la guerre en Ukraine, la pousse à repenser son approche des technologies émergentes, y compris l’intelligence artificielle. Sur le champ de bataille, des technologies à double usage, comme les drones ou les systèmes de reconnaissance, ont montré que l’IA peut avoir un impact déterminant. Plusieurs entreprises privées testent déjà leurs solutions d’IA en situation de conflit, ce qui met en lumière l’importance croissante de l'innovation technologique dans les domaines militaires et sécuritaires. Bien que l’Union ait initialement exclu les applications militaires de son règlement sur l'IA, cette position pourrait évoluer à mesure que les défis sécuritaires augmentent. D’autres grandes puissances, comme les États-Unis et la Chine, intègrent déjà l’IA dans leurs stratégies de défense, ce qui pourrait obliger l'Union à suivre la même voie pour rester compétitive. En interne, des initiatives telles que le Fonds européen de défense et la Stratégie industrielle de défense montrent déjà une volonté d’intégrer davantage l’innovation technologique dans les politiques de sécurité. L’Union devra peut-être également réviser son cadre réglementaire pour encourager la recherche et le développement dans l’IA à des fins militaires, tout en respectant ses engagements en matière de transparence, de droits humains et de coopération multilatérale. Cette évolution lui permettrait de mieux faire face aux menaces géopolitiques tout en consolidant sa place sur la scène internationale comme un acteur technologique et stratégique de premier plan.

Une interview réalisée par Laurence Aubron.