Où l’on saisit que la maîtrise du temps, du hasard à la postérité, est l’une des préoccupations principales de l’anartiste.
En 1912, Marcel Duchamp a été vivement ému et blessé par l’aventure artistique du nu descendant un es- calier n°2. Il rebondit néanmoins en voyageant 3 mois en Allemagne, séjour pendant lequel il commence à mettre en gestation ce qui deviendra, onze années plus tard, en 1923, sa grande œuvre intitulée La mariée mise à nu par ses célibataires même.
Un protocole créatif
Dans un film documentaire de Jean Marie Drot, en 1963, à Pasadena (Californie), Marcel Duchamp dit : « Art ou anti art ça a été ma question au retour de Munich en 1912 quand j’ai dû prendre des décisions d’abandonner la peinture pure ou la peinture pour elle même et introduire des éléments très divers, très étrangers à la peinture, la seule façon de sortir de l’ornière picturale ou de couleurs qui n’était pas du tout ma façon d’envisager les choses à ce moment là. [...] Personne ne pensait qu’il pût y avoir autre chose que l’acte physique de la peinture. On n’enseignait aucune notion de liberté, aucune perspective philosophique ».
Ces réflexions se concrétisent fin 1913. Marcel Duchamp, dans un simulacre d’expérience, laisse tomber depuis une hauteur d’un mètre, trois fils de coton d’un mètre chacun. Ces fils, dans leur déformation, sont alors fixés par du vernis et cousus sur de la toile enduite de bleu de Prusse. Il intitule l’ensemble de ces trois déformations 3 stoppages étalon.
Le terme « étalon » évoque clairement le célèbre mètre étalon issu de la mise en place du système métrique à la Révolution Française.
Quand au terme « stoppage » il nous incite à penser, lorsqu’on connaît le protocole expérimental dont est issu l’œuvre, qu’il s’agit d’évoquer « l’arrêt », l’enre- gistrement du « STOP » dans le passage d’une forme d’un mètre linéaire à celle d’un mètre déformé, un instantané figé au sein d’un mouvement, exactement comme l’avait révélé Etienne Jules Marey avec ses chrono-photographies.
C’est la première fois que la mise en scène d’un protocole scientifique est utilisé comme image. C’est la première fois qu’une production artistique plastique met en scène le résultat du dispositif expérimental lui-même. Mais cette production ne sera montrée, connue et exposée que 23 années après sa création, en 1936, ce qui donnera lieu à une évolution notable de la forme de l’œuvre elle-même, vers ce qu’on ap- pellera désormais une installation.
En 1961, Marcel Duchamp dit à Katharine Kuth : « Pour moi les 3 stoppages constituait le premier geste qui me libérait du passé ».
Un protocole exposé
Le terme stoppage appliqué à cette production des 3 stoppages étalon peut donc très bien être compris comme l’évocation d’une portion de temps arrêté, déjà une tentative de mettre en scène le concept d’infra- mince, cet espace-temps du changement de statut d’un objet en un autre, du statut d’un espace en un autre...
Avec ce stop, Marcel Duchamp a tout aussi bien vou- lu évoquer le fait qu’en faisant, on arrête et puis qu’on passe à autre chose, fidèle à son désir de «ne pas se répéter», de ne jamais faire fonctionner « la machine à saucisse » de la répétition de la même production.
Une des principales fonction de l’art c’est de provoquer de nouvelles perceptions, d’ouvrir des portes, de déporter les spectateurs au-delà de nouvelles fron- tières de perceptions. Marcel Duchamp a constaté, à ses dépens, que ces frontières sont devenues infranchissables et que beau- coup d’artistes eux-mêmes trivialisent leur activité en répétant sans cesse leur procédés picturaux et en érigeant des dogmes créatifs, les célèbres termes qui finissent en «...ismes ».
Les moyens qu’emploient Marcel Duchamp de- viennent la matérialité de son expression artis- tique. En d’autres termes, il nous amène à voir la matérialité de sa production comme le résultat de ses expérimentations.
Mais comme Marcel Duchamp a toujours un coup d’avance, il fixe matériellement ses expérimentations dans le but de matérialiser sa pensée. Marcel Du- champ préserve encore la matérialité des productions artistiques pour amener le spectateur à penser avec l’artiste. C’est le point de départ de ce qui deviendra l’art conceptuel.
Mettre en place un protocole de type expérimental pour concevoir une production plastique est une des inventions fulgurantes de Marcel Duchamp qui a ou- vert, depuis, les portes et les fenêtres à tant de créa- teurs et créatrices.
Bravo l’anartiste !
Pour aller plus loin
- Pour une biographie de Marcel Duchamp, vous pouvez vous reporter à l'incontournable ouvrage de 2017 par Bernard Marcadé, intitulé sobrement Marcel Duchamp, aux éditions Flammarion.
- Pour des détails très approfondis, vous pouvez vous reporter à l’ouvrage L’art comme expérience - les 3 stoppages étalon de Marcel Duchamp, de Herbert Molderings aux Éditions de la Maison des sciences de l’Homme.
- Sur le blog de Marc Vayer, centenaireDuchamp : La vie des stoppages 1/2 / La vie des stoppages 2/2
Un podcast de Marc Vayer
Production et voix additionnelle : Julia Butault
Production et montage : Laurent Mareschal / Simon Fauchard