À propos d’Elise Bernard : Docteur en droit public, enseignante à Sciences-Po Aix et à l'ESSEC, décrypte chaque semaine les traductions concrètes, dans notre actualité et notre quotidien, de ce grand principe fondamental européen qu’est l’État de droit. Ses analyses sont publiées sur la page Europe Info Hebdo.
L’État de droit c’est garantir une société ouverte, tolérante et respectueuse mais est-ce que parfois la liberté d’expression ne se retourne pas contre cet objectif de société ?
C’est quelque chose qu’on entend souvent. Cela vient de deux difficultés : la première, c’est que la liberté fondamentale d'expression est consacrée sous plusieurs appellations diverses, en France et en Europe. La deuxième, c’est que comme toute autre liberté fondamentale, elle n’est pas absolue.
Est-ce que ce serait parce que la liberté d'expression se confond parfois avec ce qu’on présente comme d'autres libertés ?
Ah mais depuis le début ! Le 1e amendement de la constitution américaine en 1789, empêche que toute loi interdise le libre exercice d'une religion, restreigne la liberté de la parole ou de la presse, ou le droit de s'assembler paisiblement et d'adresser des pétitions au gouvernement. Au même moment, la DDHC française (art 11) explique que la libre communication des pensées et opinions est le plus précieux des droits. Dans ces deux cas, dès la fin du XVIIIe siècle, on couvre plusieurs hypothèses – propres à l’époque - qu’on peut regrouper sous l’expression liberté d’expression.
Donc la façon de ressentir la liberté d’expression s’exprime différemment en fonction des époques et des sociétés.
Eh oui, et c’est cela qui est intéressant. Par exemple, j’aime bien comment l’explique la Constitution roumaine : c’est la défense de la liberté de la création sous toutes ses formes. On est libre de créer par principe. La Constitution portugaise se montre précise, avec 3 articles différents relatifs à la liberté d'information, la liberté des médias et la communication sociale. Parfois, dans certaines sociétés comme en Autriche, un paragraphe spécifique est prévu pour la croyance religieuse. Ces formulations constitutionnelles s’expliquent par leur construction nationale et étatique mais elles sous-tendent, dans les faits, des réalités similaires. Chaque opinion est admissible et donc peut être exprimée. La liberté d'expression comprend la protection de la liberté d'opinion, la manifestation et la réception de l'information.
C’est difficile de trouver la nuance entre « on a le droit de tout dire » et le « on ne plus rien dire de nos jours ».
Évidemment, et cela a toujours été. On voit bien comment s’exprimer sur les droits reproductifs et sexuels des femmes a émergé dans les années 1970, alors que ce n’était même pas un sujet, en occident en tout cas. En ce moment, les débats sont plutôt houleux en ce qui concerne les opinions dites complotistes ou religieuses. Une chose est sûre en tous cas : au nom du principe de dignité humaine, on ne porte pas atteinte à la vie d’une personne du fait de ses opinions.
Interdire de s’exprimer ne porte pas atteinte à la dignité humaine mais on perçoit quand même toujours bien quelques tensions lorsqu’il est question d’interdire.
Tout le monde est titulaire de cette liberté donc, tout le monde peut se la voir réduite. D’abord parce que du fait de vos fonctions professionnelles, on ne vous empêche pas d’avoir une opinion ou d’observer une foi mais de ne pas de communiquer à ce sujet. La CJUE, là en octobre, est venue préciser un point important : un·e employeur·euse peut interdire le port de signe religieux, qui est une façon de s’exprimer, il peut, du moment qu’il les interdit tous et pas nommément quelques-uns, signes d'une discrimination.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.