L'édito européen de Quentin Dickinson

Guerre en Ukraine : un élan impérialiste

© Tina Hartung sur Unsplash Guerre en Ukraine : un élan impérialiste
© Tina Hartung sur Unsplash

Chaque semaine, Quentin Dickinson revient sur des thèmes de l'actualité européenne sur euradio.

Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, on entend régulièrement dire qu’il s’agit là d’une guerre coloniale en Europe ; selon vous, cette description est-elle exacte ?...

Elle est en effet pertinente – et c’est d’ailleurs précisément le titre d’un livre paru peu après le début de cette invasion, livre dû au géopolitiste et ancien ambassadeur de France en Lettonie Michel FOUCHER.

Mais il n’y a pas de guerre coloniale sans élan impérialiste. Et il est peut-être intéressant de s’interroger sur la genèse, le développement, et la disparition d’un système de gouvernement, dont seul le Japon en est aujourd’hui encore un exemple, certes fortement atténué depuis sa défaite militaire en 1945, et dont les éventuelles intentions n’inquiètent plus ses voisins.

Mais il n’est pas nécessaire de se proclamer empire pour agir en fonction d’un élan impérialiste.

Que voulez-vous dire au juste par là ?...

…que les exemples surgissent autour de nous, en ce XXIe siècle, d’un retour à la tentation impériale. Voyez – évidemment – le cas de la Russie, dont on peut affirmer qu’elle n’a jamais cessé de se constituer en empire, même si, pour l’heure en tout cas, elle n’en porte pas le nom. On note cependant la réapparition généralisée dans les bâtiments publics russes des armoiries à l’aigle bicéphale, coiffé de la couronne impériale.

Après 1945, la mainmise brutale de la Russie sur l’Europe centrale et orientale ainsi que sur les trois États baltes lui a assuré une zone-tampon d’influence directe, une sorte de limes surdimensionnée ; mais sa réussite la plus éclatante, c’est le fait d’avoir convaincu des millions de gens dans le monde entier que le paradis du travailleur qu’elle disait être avait pour mission d’apporter à la planète entière bonheur et prospérité par l’idéologie communiste – alors que le communisme n’était en fait, avec la peur du nucléaire, que l’outil de la politique d’expansion russe.
À cet égard, le Kremlin aura grandement contribué à l’émergence de la notion de guerre hybride, en ciblant directement et en tentant de manipuler l’opinion dans les pays démocratiques. Aujourd’hui, cette activité de sape des esprits est d’autant plus redoutable qu’elle s’appuie sur l’ensemble des moyens de communication technique à sa disposition. Elle permet d’instiller le doute, de déclencher à volonté des manifestations, de corrompre les rouages du pouvoir, de s’immiscer dans les élections, de polluer la vie publique dans les pays occidentaux.

L’invasion de l’Ukraine, en fait depuis bientôt dix ans, en est la conséquence logique, MOSCOU s’étant convaincu que l’Occident, affaibli et divisé, ne réagirait pas davantage en 2022 qu’en 2014. Nous verrons si ce calcul est gagnant, ou si ce fut la provocation de trop.

Peut-on dire la même chose de la Chine ?...

En partie seulement. La Chine fut un empire pendant plus de deux mille ans, et, se relevant d’une succession d’humiliations aux XVIIIe et XIXe siècles, se rêve aujourd’hui en empire reconstitué. A gros traits, on peut se dire qu’elle se trouve dans la situation de l’Allemagne des années trente du siècle dernier, avide de reconnaissance et de revanche sur la défaite de 1918 – alors que la Russie soviétique, elle, était du côté des vainqueurs en 1945.

Mais autant l’économie russe, avant même les sanctions qui la frappent, était étroitement fondée sur les hydrocarbures et l’industrie de défense, et particulièrement mal gérée, autant le développement de la Chine est indissociable des débouchés qu’assurent à ses industries le marché des pays occidentaux.

Mais alors, comment expliquer l’hostilité actuelle des autorités chinoises vis-à-vis de l’Occident ?

Ce qui est vrai, aussi bien de la Chine que de la Russie, c’est que l’exercice autoritaire et centralisé du pouvoir ne connaît qu’un seul péril véritable, c’est le peuple. On peut l’amadouer un temps avec du pain et des jeux, mais il exige toujours plus et devient nerveux quand son pouvoir d’achat stagne ou recule. Le mieux, vu d’en haut, c’est de distraire ses sujets de leur sort en imputant la responsabilité de leur situation à un bouc émissaire extérieur – et c’est là que se rejoignent pour des raisons différentes la Russie et la Chine : l’Occident, moralement corrompu et en déclin accéléré, voilà l’adversaire.

Mais la Chine souffre d’un autre mal, propre aux régimes autoritaires : sous l’actuel Président XI Jinping, elle a rompu avec le contrat social antérieur et qui avait pourtant fait ses preuves, selon lequel le Parti s’occupait seul de politique, moyennant quoi les industriels faisaient ce qu’ils voulaient, sauf de la politique. Le Parti se mêle désormais de l’économie, ce qui ne peut engendrer que les pertes de temps et la confusion que nous constatons actuellement. Et la perspective de conquérir par la force Taïwan paraît ne pas détourner les familles chinoises des effets réels du ralentissement économique de leur pays.

Conclusion ?...

Conclusion : sous le sable de la Mésopotamie comme au fond de la forêt amazonienne subsistent les ruines d’empires orgueilleux et de civilisations techniquement avancées, balayées par des guerres inutiles ou par des changements climatiques.

Pour les peuples russe, chinois, ou turc, à moyen terme les objectifs sont probablement suicidaires et, à long terme, la trajectoire est inévitablement fatale.

Entretien réalisé par Laurence Aubron.