Quentin Dickinson, la guerre en Ukraine peut, dites-vous, cacher d’autres manœuvres russes ?
L’Ukraine, on le sait, est une puissance agricole et industrielle. Mais ce que l’on dit moins, c’est que ce pays figure aussi parmi les cinq États dont les ressources minérales sont les plus élevées de la planète, notamment pour ce qui est des terres rares. Jugez-en : des 120 terres rares identifiées, le sous-sol de l’Ukraine en recèle 117.
En dehors du cercle restreint des géologues ultraspécialisés, leurs noms sont peu cités dans les conversations au coin du zinc. En vrac, on trouve le rubidium (incontournable dans les cellules photoélectriques), le strontium (indispensable aux aimants), et aussi le niobium, le césium, et le bien-nommé tantalium – des appellations étranges auxquelles on devra inévitablement s’habituer dans les toutes prochaines années, car ce sont-là les bases de la transition énergétique.
Et donc, les Ukrainien·nes sont en quelque sorte assis·es sur une mine d’or ?
Oui, et c’est là que cela devient intéressant : près de la moitié des quelque deux mille sites d’exploitation se trouvent dans le Donbass, jusqu’à récemment sous contrôle russe. La valeur estimée des réserves en terres rares aux mains des autorités civiles et militaires à la solde de Moscou, dépasserait les 10 trillions d’euros. A ce niveau de valorisation, vous en conviendrez, on n’en est plus au vol par les Russes de quelques milliers de tonnes de céréales ukrainiennes.
Mais aucune source russe n’évoque actuellement cette question des terres rares – alors, qu’est-ce que le Kremlin compte en faire ?
C’est la vraie question, car, de ce que l’on pense savoir de l’état des connaissances techniques des ingénieur·euses russes, celles et ceux-ci sont bien en mesure de raffiner les terres rares, mais tâtonnent encore pour ce qui est de leur incorporation à des processus industriels beaucoup plus délicats.
Je n’ai pas besoin de vous faire un dessin : comme à chaque fois que les Russes – et, en particulier, leur complexe militaro-industriel – sont en retard sur les Occidentaux·ales, leurs officines spécialisées auront recours à l’espionnage, au vol, à la corruption.
Mais au-delà du Donbass, cette quête russe des terres rares par des moyens brutaux, que réprouve le droit international, se retrouve ailleurs, en particulier en Afrique centrale. C’est là, que sous couvert d’assistance aux autorités locales en matière de lutte anti-terroriste, apparaît le désormais tristement célèbre Groupe Wagner, le faux-nez armé du Kremlin.
Dans un premier temps, la propagande russe dresse gouvernements et opinions contre les anciennes puissances coloniales toujours sur place : contre les Britanniques au Soudan, contre les Portugais au Mozambique, et, bien sûr, contre les Français au Mali et en République centrafricaine.
Et ensuite, sous prétexte de sécuriser les exploitations minières de ces pays, les milices de Wagner en prennent la direction – car, se dit-il, chez Wagner, il n’y a pas que des soudards, il y a aussi des géologues.
Si on vous suit, Quentin Dickinson, tout cela ressemble à un vaste et assez discret projet du Kremlin ?
Vaste, discret, sûrement – mais, surtout, prioritaire, car Moscou a bien compris qu’il ne fallait pas se laisser distancer par les Occidentaux, ni par la Chine, l’Inde, ou le Pakistan, dans la course vers la transition énergétique qui, de façon croissante, modèlera l’économie de la planète pour l’avenir prévisible.
Mais fallait-il, pour satisfaire ces objectifs, menacer le monde entier d’une apocalypse nucléaire, tout en mettant la Russie durablement hors-jeu dans les circuits économiques et financiers mondiaux ?
Tentons un parallèle historique : à la fin des années 1920, les dirigeants des très importants groupes industriels allemands étaient nombreux à soutenir le parti national-socialiste, favorable au développement économique du pays. Et puis, ce petit Adolf Hitler, modeste caporal autrichien de la Guerre de 14-18, on en ferait ce que l’on voudrait. Le réarmement ? L’annexion de la Ruhr, celle de la Tchécoslovaquie ? Bon pour les affaires ! Mais c’était ignorer que le Führer avait aussi – surtout – un projet politique de domination du continent européen, et que l’industrie allemande n’en était qu’à son service.
Les oligarques russes des années 1990 trouvaient effacé et si accommodant le jeune Poutine, cet ancien subalterne des services de sécurité. Il n’est pas impossible qu’ils aient commis la même erreur d’appréciation que leurs devanciers allemands.
Entretien réalisé par Laurence Aubron