Cette semaine, vous dites, je crois, que c’est avec des idées simples qu’il vaut mieux aborder les défis colossaux qui, déjà, chamboulent l’économie de la planète…
Commençons par une idée, en effet simple : un marché, par essence, est un endroit où l’on ne produit rien de ce qui s’y trouve, mais où l’on échange des objets dont la valeur relative a pour étalon neutre l’argent. Le tarif affiché aménage une marge bénéficiaire convenue entre le vendeur et l’acheteur : le marché produit ainsi de la richesse, dont la seule justification est la commodité et la sécurité du lieu. Par ruissellement à la marge, le lieu du marché devient un bourg prospère, qui, au fil du temps, impose ses règles aux commerçants et aux chalands, s’agissant de l’organisation, de la provenance, et des conditions de production des objets proposés à la vente.
Tout cela ne me vaudra certes pas le Prix Nobel d’économie, mais c’est la description précise de ce qu’est le grand marché unique de l’Union européenne.
…dont la règle, c’est : ‘si tu veux venir vendre chez moi, tu dois respecter toute ma réglementation sanitaire et sociale’…
Exactement. Et aujourd’hui, cet ensemble réglementaire couvre tout, de la qualité des matières premières et des ingrédients jusqu’à l’interdiction du travail des enfants, en passant par les critères environnementaux de la production et le détail de l’étiquetage.
De ce fait, l’attrait de ce marché européen de quelque 460 millions de consommateurs fait de l’Union européenne la première puissance régulatrice mondiale, qui, sans que les citoyens de l’UE eux-mêmes en soient vraiment conscients, impose partout sur la planète ses valeurs et ses conceptions commerciales.
Mais l’Europe-marché découvre depuis peu ses faiblesses, c’est à cela que vous voulez en venir ?
Vous avez bien compris mon intention : successivement, la pandémie et POUTINE auront (involontairement, on l’imagine) révélé la fragilité d’un ensemble trop content de faire fabriquer, extraire, ou cultiver ailleurs – et à moindre coût – ses besoins aussi bien d’équipement qu’alimentaires et énergétiques.
Et nos dirigeants et nos consommateurs découvrent brutalement la surdépendance de l’Europe dans des domaines-clefs de son économie, une surdépendance qui nous place au péril du chantage politique, voire de la menace militaire, de la part de pays aux régimes autoritaires, voire franchement infréquentables.
Alors, comment peut-on espérer se tirer d’affaire ?
Comme d’habitude, les recettes sont évidentes, mais la difficulté vient de ce qu’il faudrait les mettre en œuvre dans l’urgence, ce qui ne manquerait pas d’engendrer un grand tumulte. Au moins dans un premier temps, il convient donc de miser sur l’essentiel, et seulement sur l’essentiel.
C’est-à-dire ?
…c’est-à-dire la sécurité énergétique ainsi qu’une économie matérielle fondée sur l’intelligence dite artificielle et sur le calcul quantique, l’une gage de rapidité, l’autre de réduction de la consommation d’électricité.
C’est vite dit, mais, concrètement, comment voudriez-vous qu’on s’y prenne ?
D’abord en rapatriant en Europe les secteurs sensibles de notre industrie : tout ce qui peut avoir une utilisation militaire et tout ce qui relève de la recherche de pointe et du développement, avec, notamment, un financement ciblé de nos instituts spécialisés, incités à coopérer et à éviter les doublons.
Ensuite, rétablir les capacités de production agricole de l’UE, fortement entamées par les réformes successives de la PAC, tout en privilégiant les circuits courts de production-distribution.
Enfin, faire l’inventaire des ressources minières des pays de l’UE – et les mettre en exploitation. Beaucoup d’entre elles sont connues, mais inexploitées pour des raisons de coût : ainsi, il y a plus de cinquante ans, a-t-on dressé une carte précise des filons d’uranium dans toute la France métropolitaine, mais on a préféré importer de quoi alimenter nos centrales électronucléaires.
De même a-t-on découvert récemment des ressources insoupçonnées en terres rares dans le grand nord suédois ;
au même moment, dans le sud-ouest de la Norvège, on s’est aperçu que le sous-sol recelait une quantité énorme de roche phosphatée particulièrement pure – de quoi satisfaire la demande mondiale actuelle pendant au moins un demi-siècle. Raffiné et traité, ce minerai sert aussi bien pour la production d’engrais que pour celle de panneaux solaires et de puces électroniques. Accessoirement, au même endroit, on relève la présence d’importants filons de titane (dont sont faits les avions) et de vanadium (indispensable dans les batteries liquides géantes comme dans le renforcement de l’acier).
Une masse de problèmes structurels, techniques, et financiers restent évidemment à régler, mais l’espoir est permis : dans ce monde impitoyable où les cartes se rebattent sous nos yeux, la vieille Europe dispose encore de très nombreux atouts. Qu’on se le dise.
Un entretien réalisé par Laurence Aubron.