Aujourd’hui, vous voulez nous parler d’un dessin, je crois…
Le dessin représente un couple, debout sur une plage ; à leurs pieds, deux jeunes enfants jouent dans le sable. Derrière une petite crique aux eaux scintillantes sous le soleil du matin, on aperçoit les terrasses animées de restaurants du bord de mer.
Mais en y regardant de plus près, en dessous de cette scène idyllique, on découvre que, fragile, elle repose entièrement sur des souterrains où quantité d’hommes et de femmes en tenue militaire, certains d’entre eux blessés, combattent avec acharnement un ennemi que l’on devine terrible, mais que l’on ne voit pas.
Ce dessin, dû à un artiste dont on ne connaît pas l’identité, résume avec force la difficulté qu’ont les Ukrainiens à nous faire comprendre, à nous, les Européens de l’ouest, qu’ils se battent certes pour défendre leur pays contre l’envahisseur russe, mais qu’en réalité, ils constituent aussi et surtout la première ligne de défense de notre confortable mode de vie – car, disent-ils, si nous sommes vaincus, n’imaginez pas que POUTINE s’arrêtera là.
Et vous dites qu’on aurait dû comprendre ce message depuis longtemps, mais que nous avons fait fi des avertissements successifs...
C’est vrai. Depuis une trentaine d’années, face aux pions avancés méthodiquement par le Kremlin, notre cécité n’a eu d’équivalent que notre surdité.
Souvenez-vous : 1991, la Russie attaque la Moldavie et l’ampute de tous ses territoires le long de la rive orientale du Dniestr, pour y installer un pouvoir fantoche à ses ordres et une importante présence militaire permanente. Réaction chez nous : Oui, mais les gens n’y parlait que le russe, et des impérialistes daces voulaient leur imposer l’usage de la langue roumaine. On peut comprendre qu’on ne laisse pas faire ça. 2008, la Russie attaque la Géorgie et en annexe deux territoires, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud. Réaction chez nous : Oui, mais c’est loin, et on n’en a jamais entendu parler. Oublions. 2014, la Russie attaque l’Ukraine, et en annexe un vaste territoire, la Crimée. Réaction chez nous : Oui, mais il paraît que c’était à eux avant, et puis il y a eu un référendum. Passons. 2014 toujours, la Russie organise l’insurrection armée dans l’est de l’Ukraine, s’approprie dix pour cent du territoire du pays qu’elle finira par annexer officiellement. Réaction chez nous : Oui, mais on dit que c’est à la demande de russophones que KYEV voulait contraindre à parler l’ukrainien. Ce n’est pas notre affaire. 2022, la Russie envahit l’Ukraine par le nord et par l’est. Réaction chez nous : Oui, mais quand même, l’OTAN l’avait bien provoquée, et l’Ukraine, pays totalement corrompu, était dirigée par des nazis toxicomanes.
J’arrête là le navrant rappel de nos renoncements et frilosités successives. Au passage, cependant, une mention spéciale pour tous ceux, parmi nous, qui affirment haut et fort que notre démocratie parlementaire ne vaut pas tripette, et que notre salut ne sera dû qu’à l’installation chez nous d’un pouvoir fort, comme celui qu’incarne M. POUTINE.
Qu’ils demandent donc à ce propos l’avis des Géorgiens et des Criméens, des Moldaves et des Ukrainiens – notamment.
Alors, justement, comment ceux-ci voient-ils leur avenir ?
L’immense majorité de la population (et la plupart des gouvernements) de ces pays lorgne en direction de l’Union européenne ; la guerre d’Ukraine aura parallèlement déclenché un intérêt sans précédent pour l’OTAN.
Lors des récentes – et impressionnantes – manifestations à TBILISSI, capitale de la Géorgie, une marée humaine portait horizontalement et côte-à-côte deux immenses drapeaux : la croix de Saint-Georges, rouge sur fond blanc, de la Géorgie, et les douze étoiles jaunes sur fond bleu de l’Union européenne.
Leur désir d’Europe, c’est celui d’un avenir – un avenir de prospérité accrue, mais aussi d’un système démocratique et transparent, dépollué de toute corruption, fondé sur le respect de l’État de droit et des valeurs humanistes.
Il est donc franchement incompréhensible, et pas un peu lamentable, qu’aujourd’hui, nous, les Européens de l’ouest, n’ayons qu’une perception mitigée de la chance extraordinaire que nous avons de vivre dans un havre de paix dans un monde déchaîné – alors que d’autres Européens, plus à l’est, sont prêts à tous les risques et à tous les sacrifices pour nous y rejoindre.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.