Chaque semaine, Quentin Dickinson revient sur des thèmes de l'actualité européenne sur euradio.
Cette semaine, QD, vous voulez nous entretenir de la crise en Mer rouge, c’est cela ?...
Sur papier, les choses sont claires : la rébellion houthie, qui occupe depuis huit ans un tiers du territoire du Yémen, dont la capitale, SANAA, a choisi de mieux se faire connaître du monde en s’en prenant à des navires de commerce croisant au large des côtes yéménites de la Mer rouge. Le prétexte, c’est d’empêcher le passage de bâtiments ayant un lien quelconque avec Israël, histoire d’accroître le soutien de tout bon musulman à la cause des Houthis. Dans les faits, n’importe quel pétrolier ou porte-conteneur est actuellement menacé.
Cette initiative a cependant des conséquences, qui mettent à nu à la fois la fragilité de l’imbrication économique de la planète et les profondes incohérences du jeu des soutiens et des oppositions réciproques affichés par les États.
Commençons alors par les aspects économiques, QD…
Le nœud géographique de la crise, c’est le Détroit de Bab-el-Mandeb, dont plus personne désormais n’ignore l’existence. A l’extrémité sud de la Mer rouge, ce goulot d’étranglement de vingt-sept kilomètres de largeur voit passer, chaque année, 12 % du commerce mondial, dont 18 % des hydrocarbures et 30 % des conteneurs.
L’alternative, c’est entre tenter sa chance en Mer rouge ou alors contourner l’Afrique par sa côte ouest et le Cap de Bonne-Espérance, ce qui rajoute deux semaines de mer et les coûts supplémentaires en carburant et autres que cela entraîne.
Et quelles conséquences pour l’Europe ?...
Le renchérissement immédiat du transport maritime entre l’Europe et l’Asie met à mal le système de la livraison à flux tendus ; il se répercute déjà sur les coûts de mise à disposition, et ne manquera pas à court-terme d’augmenter les prix à la consommation, chez nous comme ailleurs. La désorganisation du mouvement d’horlogerie des transports maritimes intercontinentaux engendre inévitablement la saturation des ports, la déprogrammation des navires, et l’indisponibilité des conteneurs maritimes. En Europe, les ports de la Méditerranée verront leur fréquentation baisser, au profit de ceux de la façade atlantique, approvisionnés essentiellement par la route, le rail n’ayant quasi-aucune capacité de charge supplémentaire.
Et, vous y faisiez allusion, les conséquences des actions des rebelles houthis provoquent déjà de redoutables casse-tête dans les chancelleries, un peu partout dans le monde…
Simagrées politiques et contorsions diplomatiques sont en effet de retour à l’échelle planétaire. Ainsi, l’Égypte voit-elle décroître le trafic par le Canal de SUEZ, trafic qui lui rapporte annuellement plus de 9 milliards d’Euros de recettes ; Le CAIRE condamne donc l’initiative des Houthis, initiative également condamnée, pour d’autres raisons, par les Frères musulmans, organisation pourtant honnie par les Égyptiens.
Les Houthis prétendent incarner la solidarité du monde musulman contre Israël, mais le gouvernement du Yémen, officiellement reconnu internationalement et actuellement replié dans le sud du pays à ADEN, est soutenu (notamment) par une dizaine de pays musulmans, dont l’Arabie séoudite voisine.
Peut-on, dans cette crise, déjà distinguer des gagnants et des perdants ?...
Les jeux ne sont certes pas encore faits, mais les gagnants s’appellent la Russie, l’Iran, et la Turquie. La Russie, parce qu’elle bénéficie de toute crise, où qu’elle se déroule, qui occupe les Occidentaux et détourne l’attention de la guerre en Ukraine ; et l’Iran, qui, avec la Corée du Nord, soutient activement la rébellion houthie, laquelle lui donne ainsi l’occasion d’échapper quelque peu à son isolement et de s’imposer davantage, face à l’Arabie séoudite, comme puissance émergente avec laquelle l’on doit compter. Et la Turquie, parce qu’elle joue sur tous les tableaux, et se pose en recours de médiation, s’agissant de territoires précédemment parties intégrantes de l’Empire ottoman.
Mais les Russes, les Iraniens, et les Turcs ne sont pas seuls à s’en tirer à leur avantage : malgré eux, Américains et Européens se voient contraints de monter, avec d’autres, une vaste opération de protection navale du Détroit de Bab-el-Mandeb. L’Occident apparaît donc comme le garant du commerce mondial, et cette démonstration de force militaire ne sera pas oubliée de sitôt.
Actuellement, l’on dénombre sur zone neuf bâtiments de guerre américains, dont un porte-avions, un patrouilleur et deux frégates françaises, une frégate britannique et une espagnole, avec des unités japonaises, coréennes, turques… et deux navires chinois.
Et les perdants, alors ?...
Ce sont d’abord les Houthis, qui peuvent s’attendre à la destruction des bases d’où partent leurs missiles dirigés sur les navires de commerce.
Mais le perdant majeur, c’est la Chine, prise en étau entre son hostilité politique active vis-à-vis de l’Occident et son absolue dépendance économique de ses exportations vers l’Europe et l’Amérique du Nord. Le fort ralentissement actuel de l’industrie chinoise, la stagnation du pouvoir d’achat des classes intermédiaires, et le recul démographique indiquent clairement que l’économie chinoise ne peut compter sur son seul marché intérieur pour maintenir son niveau élevé de production.
Les cartes du monde se rebattent sous nos yeux, et il y a de plus en plus de joueurs inconscients et inexpérimentés autour de la table.
Un entretien réalisé par Laurence Aubron.