Dans cette émission Bernard Guetta revient sur la réponse très critiquée à la crise apportée par l'Union. Pourquoi ce retard à l'allumage et traduit-il une logique du chacun pour soi, le "retour du microbe" contre lequel vient de mettre en garde Jacques Delors, récemment sorti de sa réserve pour appeler à un sursaut ?
Bernard Guetta est député européen dans les rangs du groupe Renew.
Il a été chroniqueur géopolitique sur France Inter de 1991 à 2018 après avoir été journaliste au Monde, couvrant notamment la chute du communisme de ses différents postes à Vienne, Varsovie, Washington ou encore Moscou. Son travail lui avait valu notamment le prix Albert Londres.
Bernard Guetta se revendique journaliste-eurodéputé et continue à mener, parallèlement à son mandat, son métier de journaliste et de chroniqueur des soubresauts de la planète en publiant sur son site www.bernard-guetta.eu, en quatre langues et quasiment chaque jour, des articles et des revues sur l’actualité.
Merci Bernard Guetta d'avoir accepté l'invitation d'euradio. Les critiques pleuvent sur l'Union européenne accusée de ne pas avoir été assez active ou visible dans cette crise du coronavirus. Est-ce que c'est un procès fondé ou l'Europe, qui a quand même accepté de lâcher du lest sur son orthodoxie budgétaire et vient de libérer 37 milliards d'euros, ne sait surtout pas communiquer sur son action ?
L'Union européenne ne sait pas communiquer, ce n'est pas une nouvelle malheureusement. Elle est très très très mauvaise dans ce domaine. Mais ça va au-delà de ça. On découvre, à l'occasion de cette crise, que les traités ne confiaient pas la santé aux institutions européennes. La santé, d'après les traités, reste de la compétence des états nations, parce qu'ils ont estimé que les questions de couverture sociale, ou même simplement d'organisation des hôpitaux, des consultations médicales, de la part entre la médecine privée et la médecine publique, etc.., devaient rester de la compétence exclusive des états nations. On voit le résultat.
A la base, il y avait une préoccupation que l'on peut considérer comme légitime, elle n'avait rien d'absurde. On comprend très bien la logique de la chose, mais le résultat est catastrophique. Le résultat, c'est qu'il n'y a pas, et il n'y a pas eu, de coordination. Elle commence à se mettre en place, finalement, en un mois et demi, ce n'est pas si scandaleux que cela. Mais la conclusion à tirer, je crois, c'est qu'il nous faut une puissance publique européenne dans tous les grands domaines, sans exception.
On ne peut pas lutter contre ce qu'on appelle, quand on est souverainiste, l’empiétement de l'Union européenne sur les droits souverains de ses états membres, et en même temps reprocher à l'Union Européenne de ne pas exercer sa compétence dans un domaine où elle n'a pas de compétence reconnue par les traités.
Jacques Delors a évoqué, je le cite, "le retour du microbe" dans une tribune publiée à l'occasion de la crise, mettant en avant le risque de dislocation de l'Europe. Il a parlé de "danger de mort". Certains diront "on nous fait souvent cette menace", mais pensez-vous que cette fois la crise est vraiment différente et qu'il y a un vrai danger de mort pour la construction communautaire ?
La crise est différente pour deux raisons. La première est qu'elle s'exprime en centaines de morts tous les jours et elle a donc un aspect dramatique. Deuxièmement, avec les mesures de confinement qui ont été prises, maintenant dans pratiquement chacun des états nations, à part la Suède mais de plus en plus aux Pays-Bas même si les autorités nationales ne le disent pas. Avec les mesures de confinement on va donner un coup d'arrêt jamais vu, même pas en situation de guerre, à la production industrielle. En situation de guerre paradoxalement, et c'est atroce à dire, il y a au contraire un coup de fouet à la production industrielle, ne serait-ce que parce qu'il faut satisfaire les besoins en équipement et en armes des armées. Là c'est comme-ci on avait injecté un anesthésiant massif à toute l'économie de l'Union européenne.
"On est dans une situation inquiétante...mais je ne crois pas à l'éclatement de l'Union européenne"
Alors oui effectivement on est dans une situation formidablement inquiétante, et pour une troisième raison. C'est qu'en raison du refus partiellement de l'Allemagne mais essentiellement des Pays-Bas, de procéder à des emprunts communs pour soutenir chacun des états membres, il y a une acrimonie jamais vue à ce niveau qui se développe entre les différents états membres et notamment entre l'Italie et les Pays-Bas. Rien de tout cela n'est bon, c'est un understatement. Tout cela est franchement catastrophique.
Maintenant est-ce qu'on est à la veille d'un éclatement de l'Union ? Je ne le crois pas véritablement même si le danger est là. Je ne le crois pas pour une raison simple. Imagine-t-on l'Italie, quelle que soit sa colère, et sa colère est absolument légitime, l'imagine-t-on dans cette situation quitter l'Union européenne ? Non je ne le crois pas.
Cette crise, vous le dites sur votre site, risque d’entraîner des basculements économiques et géopolitiques dont on n'estime pas encore l'ampleur. Et vous vous insurgez de l'attitude de la Russie et de la Chine notamment, qui "profitent de la situation" pour poser leurs pions en organisant à grand renfort de communication des opérations qui sont avant tout stratégiques plutôt qu'humanitaires.
On assiste quand même à une situation absolument paradoxale. Si on veut se donner en modèle au monde, la Chine, cette dictature qui réunit rappelons-le quand même le pire de ce qu'il y a dans le capitalisme sauvage et le pire de ce qu'il y a dans le communisme, et bien cette dictature veut se donner en modèle au monde ? Alors que si elle n'avait pas muselé ses premiers lanceurs d'alerte, ces jeunes médecins courageux, la Chine et le monde avec elle, n'auraient pas perdu deux mois essentiels pour combattre cette épidémie et faire qu'elle ne devienne pas une pandémie. Alors le même régime qui est responsable d'une pandémie, qui par le musellement de ses jeunes médecins a confiné la moitié de l'humanité, ce régime qui est responsable de tout cela, voudrait faire de lui-même un modèle, un exemple ? On n'a jamais vu un degré pareil d'impudence.
"Pour la première fois avec la Hongrie, nous nous retrouvons avec une dictature membre de l'Union européenne"
Partout on constate, chez nous notamment, que du fait de ce confinement, les libertés habituellement reconnues, sont mises en suspens. Est-ce que vous pensez que demain, on pourra reconquérir facilement le terrain perdu ?
Dans les pays qui étaient des démocraties solides je n'ai pas d’inquiétude réelle. Mais regardons ce qui se passe en Hongrie, pour ne parler que des pays de l'Union européenne. Je ne parle pas de la Chine, de l'Inde ou de la Russie. En Hongrie, Monsieur Orbán est allé devant son parlement, où il bénéficie d'une écrasante majorité, et il a fait adopter une loi d'urgence qui lui donne les pleins pouvoirs sine die, sans limitation de temps. C'est une situation absolument invraisemblable, totalement inacceptable. Parce que pour la première fois nous nous retrouvons avec ce qu'il faut appeler maintenant une dictature, parce que les pleins pouvoirs sans limitation de temps ça s'appelle une dictature, membre de l'Union européenne. C'est une situation totalement inacceptable, que nous ne devons pas accepter.
Cette dérive hongroise de Viktor Orbán, on y assiste graduellement depuis très longtemps. Bernard Guetta, vous connaissez particulièrement bien la Hongrie. Vous avez suivi sa sortie du bloc communiste, c'était d'ailleurs l'un des pays fers de lance de cette transition. Comment expliquez-vous que la Hongrie soit devenu le mauvais élève de la zone ?
Il y a plusieurs raisons. Il y a des raisons humaines, ça compte dans l'histoire d'un pays. La personnalité de monsieur Orbán : il a commencé sa carrière politique comme un jeune dissident courageux, valeureux. A l'époque, il fallait lui rendre véritablement hommage. Il est devenu au fil des ans un véritable dictateur. Il a pu devenir ce dictateur parce que fondamentalement il y a un ressentiment dans tous les pays sortis du bloc soviétique, pas seulement en Hongrie, contre ce qui avait été la dureté sauvage de la phase de transition entre l'économie communiste et le marché libre.
Cette dureté a porté ses fruits. Regardez aujourd'hui la réalité des économies polonaises ou hongroises, le niveau de développement atteint en trente ans. Tout cela est absolument remarquable, mais il y a une souffrance sociale qui est imprimée dans les mémoires des générations, même les plus jeunes. Ce souvenir, cette douleur, cette violence de la transition, a conduit à un rejet non seulement du libéralisme économique mais aussi, et c'est ça la tragédie, du libéralisme politique dans la mesure où on confond les deux.
Un peu comme en Russie, finalement ?
Absolument ! Vous avez totalement raison.
"L'extrême droite, il faut voir les choses en face, pourrait arriver au pouvoir."
Ce qui frappe aussi dans cette dérive hongroise, c'est la réaction européenne qu'on pourrait qualifier peut-être d'assez molle. Parce que depuis le temps qu'Orbán tord le cou aux règlements européens, il est assez peu sanctionné. En ce moment le contexte ne s'y prête pas, les Européens ont la tête ailleurs. Mais une fois de plus l'Europe semble attentiste face aux dérives successives d'Orbán. On avait suspendu les droits de vote de l'Autriche au Conseil européen en 1999 pour bien moins que cela…
Malheureusement les choses évoluent et pas dans le bon sens. Nous étions beaucoup plus sensibles à l'époque à la résurgence des extrêmes droites et aux atteintes à l'état de droit et aux libertés, c'est vrai. Pourquoi il y a eu cette évolution ? Tout simplement parce que les dictatures puissantes se multiplient. Nous avons des acteurs internationaux aussi forts que la Chine, l'Inde, la Russie, le Brésil, et bien d'autres pays qui sont aujourd'hui des dictatures revendiquées. Elles n'ont pas honte et disent "le modèle libéral a fait son temps". Quand ils disent "le modèle libéral" ils ne pensent pas à l'économie mais pensent à la politique, c'est-à-dire aux libertés civiles et à la démocratie. Il y a là une menace absolument phénoménale.
Le deuxième point, c'est que pour exclure un pays de l'Union européenne, ou même pour prendre des sanctions contre un état membre, il faut l'unanimité des états membres et malheureusement c'est un fait, la Pologne protège la Hongrie, parce qu'elle attend que la Hongrie la protège. Je crois qu'il faut aller au bout d'une démonstration politique. C'est-à-dire de menacer au Conseil européen, à la réunion des vingt-sept chefs d'état et de gouvernement, la Hongrie de sanctions économiques et éventuellement d'une exclusion de l'Union européenne. Et si la Pologne met son veto, au moins les choses seront claires. Il y a une dictature et un état de plus en plus autoritaire, la Pologne, qui protège cette dictature. Et à ce moment-là nous pourrons prendre véritablement les mesures qui s'imposent. Mais il faut que la situation politique soit montrée clairement.
D'après vous, est-ce qu'il y a un endroit dans la société hongroise d'où peut venir le réveil ?
Absolument ! Parce qu'il ne faut jamais oublier qu'aux dernières élections municipales en Hongrie, les dix premières villes du pays sont passées aux mains de l'opposition, Budapest en tête. Donc il ne faut pas du tout faire l'erreur de penser que 90% des Hongrois seraient des partisans de Monsieur Orbán. Ce n'est pas vrai. La moitié de la Hongrie le soutient, l'autre moitié lui est totalement opposée. Exactement comme en Pologne, où il y a un partage 50/50. Donc penser que la Hongrie et la Pologne seraient devenues des nations partisanes de la dictature, c'est faux.
Vous avez accompagné ces pays dans leur transition, dans leur évolution vers le libéralisme. Quand on voit la situation à la fois de la Pologne, de la Hongrie, de la Tchéquie, de la Slovaquie, est-ce qu'il vous arrive parfois de regretter cet élargissement de 2004 ?
Non parce qu'encore une fois quand vous allez dans chacun de ces pays et je dirais même en Russie, il y a un progrès social, économique, industriel qui est absolument évident. Evidemment que l'entrée de ces pays dans l'Union européenne n'a pas été pour rien dans la vitesse de cette évolution et de ces progrès. Mais nous n'avons pas été assez lucides sur le danger d'une remontée de ces extrêmes droites, non seulement dans ces pays de l'ancien bloc soviétique, mais aussi dans nos pays, en France, en Belgique, aux Pays-Bas,etc… où l'extrême droite aussi est très forte. Où l'extrême droite, il faut voir les choses en face, pourrait arriver au pouvoir.
N'oublions pas que l'extrême droite participe ou a participé à de nombreux gouvernements de coalition dans les pays scandinaves. Donc il ne faut pas dire que l'Europe que l'on dit de l'Est, c'est-à-dire les anciens pays du bloc soviétique, seraient plus à droite ou plus à l'extrême droite que l'ensemble des pays qui constituent l'Union européenne. Parce qu'il y a une résurgence mondiale des extrêmes droites et d'extrêmes droites franchement fascisantes.
"On doit travailler à un rebond de l'Union européenne"
Dernière question, en prenant un peu de champ et en essayant de voir la lumière au bout du tunnel, est-il déjà possible d'imaginer à partir de cette crise, un sursaut, un réveil de la communauté internationale ? Notamment sur les questions écologiques et de fonctionnement économique dont tout indique qu'ils sont un peu défaillants ?
Je vais vous décevoir, mais de la communauté internationale je crains que non. Parce que la communauté internationale n'a jamais véritablement existé. Et elle existe de moins en moins dans la mesure où il y a une affirmation d'égoïsmes nationaux et de politiques de puissance des pays les plus forts aujourd'hui. Je pense évidemment aux Etats-Unis, à la Russie et à la Chine. En revanche ce qu'on peut espérer, ce à quoi on doit travailler, c'est à un rebond de l'Union européenne. Sous la forme d'un approfondissement de ses investissements communs dans les domaines d'avenir, notamment dans le tournant écologique que doivent prendre nos économies, mais aussi, dans un effort commun et colossal dans les domaines de la recherche médicale et industrielle. Mais aussi, et ce sera moins apprécié par beaucoup de gens mais c'est absolument nécessaire à l'heure où les Etats-Unis se détournent complètement, de la sécurité de nos pays, dans l'affirmation d'une défense européenne.
Merci Bernard Guetta Merci à vous
Présentation : Thomas Kox et Ulrich Huygevelde
Géopolis/euradio
Contact : contact@geopolis.brussels