Le Laboratoire d’Innovation Pédagogique sur l’Europe (LIPE) propose, de manière accessible, des approches transversales de l’histoire européenne du genre, des guerres, de l’art, des circulations et des réseaux, des grandes idéologies et débats politiques.
Le LIPE vous donne rendez-vous pour la chronique "Europe in a soundbite" chaque jeudi à 8h sur euradio.
Comment la peur du nucléaire militaire affecte t-elle l’espace européen ?
Si les dangers de la radioactivité ont progressivement été mis en évidence durant l’entre-deux-guerres, c’est bien l’explosion des bombes atomiques sur Hiroshima (6 août 1945) et Nagasaki (9 août) qui marque une rupture. La fabrication d’armes nucléaires, dans une logique d’arsenal, opère un basculement dans les rapports internationaux. La doctrine de la « dissuasion nucléaire » s’appuie à la fois sur la rationalité des acteurs (éviter l’autodestruction) et sur les peurs liées à la puissance de la bombe. Dans le contexte de la « guerre froide », l’Europe fait office de terrain privilégié pour une éventuelle troisième guerre mondiale, nécessairement atomique. Les peurs ne concernent pas seulement un possible conflit mais s’expriment également au sujet des retombées radioactives des essais dans l’atmosphère.
Comment s’expriment les populations européennes face à la menace de l’arme atomique?
Dès le milieu des années 1950, des manifestations ont lieu, en particulier sous la forme de marches pacifiques. L’opinion publique est mobilisée par les appels de scientifiques dont Albert Einstein. Au final, ce n’est pas tant le motif d’Hiroshima que la conviction que l’Europe sera le terrain privilégié d’une guerre potentielle qui suscite l’expression des peurs. Si seules la Grande-Bretagne et la France détiennent un armement atomique propre, l’implantation des missiles SS4, SS5 (soviétiques) et Pershing (américains) concerne en premier lieu l’Allemagne. Le glissement progressif vers une écologie politique dans les années 1970 va être renforcé par la crise des euromissiles. Les traités de contrôle de l’armement nucléaire (Salt I, 1972) ou de non-prolifération (traité de Moscou, 1968) avaient ouvert la perspective d’une Europe certes passive mais préservée par l’équilibre des puissances. La décision de l’URSS de remplacer ses missiles d’ancienne génération par des SS20 en 1977 rompt cette configuration et provoque, par le refus de la signature du traité Salt II (1979) et le remplacement prévu des missiles américains par des Pershing II à partir de 1983, un sursaut des peurs nucléaires, ancré dans une mobilisation de l’opinion publique (350 000 manifestants à Bonn en 1982). La crise des euromissiles articule ainsi les enjeux géopolitiques (discours de François Mitterrand rappelant l’ancrage de l’Europe de l’Ouest dans le camp occidental) et le pacifisme du mouvement anti-bombe (« Plutôt rouges que morts »). La peur de la « destruction mutuelle assurée » (Kissinger, 1979) s’est en grande partie résorbée avec la fin du bloc communiste mais elle resurgit dans les années 2000 autour des craintes d’attentat, craintes justifiées par la nouvelle prolifération nucléaire en Asie.
Comment sont constituées les peurs liées aux programmes nucléaires civils ?
Contrairement à la peur du nucléaire militaire, fondée sur un armement non utilisé en Europe, la peur que suscite la contamination nucléaire est liée aux accidents d’infrastructures qui mettent en jeu non seulement la dimension sanitaire de l’accident, mais également l’attitude des autorités politiques accusées de taire la réalité d’une situation. Dès lors, le nucléaire civil est associé à une opacité de l’information, à une expertise biaisée par les intérêts politiques et à un système technocratique coupé de l’opinion publique.
Qu’en est-il aujourd’hui ?
Au-delà des accidents, le nucléaire civil a également suscité des « peurs citoyennes » (Labbé) définies dans le rapport au risque quotidien. La matérialité du nucléaire civil se concrétise par une modification des modes de vie à proximité des centrales : plans d’évacuation, distribution de pastilles d’iode, exercices réguliers, dispositifs d’information, etc. Toutefois, ce n’est pas nécessairement à proximité des centrales que s’expriment le plus les peurs. Les études d’opinion montrent ainsi un socle d’adhésion au nucléaire dans les pays ayant développé des programmes de grande envergure (France, Allemagne, Belgique) et, au contraire, une opposition plus forte dans les pays qui ont renoncé à cette énergie (Autriche, Italie).
Cette capsule « Europe in a soundbite» a été conçue par Laurence Roche-Nye à partir de la notice EHNE "Peurs européennes du nucléaire : du militaire au civil" de Yves Bouvier.
Photo : Aaron Aristotle (The Hague/Jakarta)