Si l’Europe reste avec l’Amérique le continent le plus favorable à la liberté de la presse, la situation se dégrade avec une augmentation des agressions et interpellations de journalistes, selon l’édition 2021 du Classement mondial de la liberté de la presse établi par Reporters sans frontières.
À l'occasion de la journée mondiale de la liberté de la presse, ce lundi 3 mai, Rémi Jabet, des Jeunes Européens de Strasbourg, s’entretient avec Pauline Adès-Mével, rédactrice en chef et porte-parole de Reporters Sans Frontières. Une organisation qui lutte et met en lumière les différentes menaces qui pèsent sur le journalisme en Europe et dans le monde.
Ma première question concerne votre classement annuel de la liberté de la presse, qui couvre l’ensemble des pays du monde. Est-ce que vous pouvez nous rappeler la méthodologie et son influence sur le débat public en Europe et dans le monde ?
Le degré de liberté dont jouissent les journalistes dans 180 pays, qui sont évalués par ce classement annuel de la Liberté de la presse, est déterminé par les réponses d’experts à un questionnaire, que nous proposons au mois de septembre. A cette analyse qualitative s’ajoute un relevé quantitatif, des violences commises sur les journalistes dans la période prise en compte, de septembre à mars. Les réponses de ces experts associées au relevé des violences commises à l’encontre des journalistes sur l’année civile écoulée, permettent d’établir un score.
Les thématiques sur lesquelles porte le questionnaire sont diverses et remises à jour en fonction de la façon dont le journalisme évolue. Il y a le pluralisme, l’indépendance des médias, l'environnement et l’autocensure, le cadre légal, la transparence, la qualité des infrastructures qui soutiennent la production de l’information. La méthodologie du classement permet d’évaluer les effets de toutes les crises qui affectent le journalisme et son avenir.
Des crises géopolitiques, technologiques, démocratiques - il y en a de plus en plus en Europe - des crises de confiance, on le voit avec la haine envers les médias d’information et les journalistes. La crise économique, qui n’a pas attendu la crise sanitaire pour naître, et une crise sanitaire majeure.
C’est ce que nous étudions et qui nous permet de voir comment le pays a réagi en matière de démocratie et de liberté de la presse, face à toutes ces exactions qui sont commises.
Le continent européen accuse une détérioration conséquente de son indicateur “Exactions”.
RSF
L’année dernière vous rappeliez que l’Europe était le continent le plus favorable à la liberté de la presse et ce, en dépit de certaines dérives observables dans de nombreux pays de l’Union européenne et des Balkans. Quels sont les pays dont la situation est la plus inquiétante ?
Malheureusement, il y a de plus en plus de pays qui nous inquiètent, même si malgré cette dégradation à l’échelle de l’Europe, ça reste le continent le plus favorable à la liberté de la presse.
On a vu par exemple en Hongrie, le premier ministre Viktor Orbán qui a fait de son pays un véritable contre modèle européen en matière de liberté de la presse. Il a fait passer une législation d’urgence en mars 2020, qui continue de criminaliser la diffusion de fausses informations sur le coronavirus et a bloqué l’accès à l’information. Les premières victimes de cette politique agressive, ce sont les médias publics des pays voisins.
Par exemple, la Pologne est aujourd’hui classée 64ème, elle ne cesse de dégringoler dans le classement elle aussi, depuis l’arrivée du parti Droit et Justice au pouvoir en 2015, et on voit que la télévision publique TVP a été transformée en un véritable organe de propagande gouvernementale.
On voit également une situation un peu similaire en Slovénie, qui elle a perdu quatre places, même si elle demeure relativement bien placée, à la 36e place. L’agence de presse STA, a été victime de pressions. En fait, ce contre modèle européen, cet uni libéralisme hongrois, qu’on a vu asseoir sa domination au sein de l’Union européenne, continue de faire boule de neige ailleurs et c’est très inquiétant.
La situation des médias en Bulgarie nous inquiète plus aujourd’hui, même si ce n’est pas le pays dont on parle le plus.
RSF
La Bulgarie est classée 112e sur 180, dans le classement de la liberté de la presse de RSF. Ça fait plusieurs années que ce pays est dernier du classement. Les quelques voix libres du pays souffrent d’intimidations, de violence, de campagnes de dénigrement et de pressions de l’Etat. C’est un pays où l'impunité règne, les crimes contre les journalistes ne sont pas vraiment condamnés.
On voit des journalistes interpellés, malmenés dans les manifestations et qui ont le plus grand mal à faire valoir leurs droits. Des journalistes qui travaillent sur la corruption et qui ne peuvent pas exercer dans des conditions normales. Même si aujourd’hui, l’homme qui symbolisait une tendance extrêmement autoritaire, un député qui s’appelle Delyan Peevski, a vendu ses médias - c’est ce qu’il dit - son influence sur la presse reste extrêmement problématique.
On est vraiment avec la Bulgarie dans un cas d’école, un cas de dégradation démocratique extrêmement important. Un cas d’atteinte à l’Etat de droit qui reste impunie, avec des journalistes qui ne sont pas en capacité de travailler. On espère que la transition gouvernementale avec les nouvelles élections législatives de ce mois d’avril va permettre d’avoir une coalition à la tête du pouvoir, plus à l’écoute des valeurs démocratiques.
Vous avez parlé de nombreux pays d’Europe centrale et orientale, la Pologne, la Hongrie, la Slovénie, la Bulgarie. Est-ce que dans ces pays la régression de la liberté de la presse est uniquement imputable au gouvernement ?
Non effectivement, il y a un effet boule de neige, pas nécessairement lié aux gouvernements en place, mais ils peuvent y contribuer. Dans le groupe des pays de Visegrád, la Pologne et la Hongrie se comportent très mal et la République Tchèque a quand même un Président de la république qui menaçait les journalistes avec de fausses kalachnikov.
La Slovaquie, depuis l’assassinat d’un journaliste d’investigation en 2018, a fait plutôt figure de modèle. Donc on va dire que la Slovaquie, dans l’enquête qui a été menée sur cet assassinat majeur dans le pays, a fait des progrès. Malheureusement cette enquête n’a pas abouti favorablement. Mais ça reste un problème de justice.
Donc les gouvernements ne sont pas nécessairement responsables. Même si, et on le voit en Pologne notamment, ils noyautent les institutions qui vont leur permettre de s’en prendre à l'État de droit et notamment la justice. En Pologne depuis 5 ans, le tribunal constitutionnel, les juges dans leur ensemble sont muselés, pressurisés et, on l’a encore vu récemment avec le médiateur en Pologne, sont obligés de lâcher des dossiers. Ils n’ont plus la capacité de faire leur travail librement. C’est la difficulté.
L’impunité et la haine deviennent des menaces courantes qui rendent le métier de journaliste dangereux
RSF
Vous mentionnez pléthore de menaces pesant sur la liberté de la presse : rhétorique anti-média, intimidation à l’égard des journalistes, menaces sur la pluralité médiatique, gérances étatiques. Quelles menaces sont particulièrement préoccupantes selon vous ?
Ce sont les menaces qui se développent et deviennent plus courantes. J’en vois deux particulièrement caractéristiques cette année. D’abord l’impunité, qui rend le métier de journaliste dangereux. Le fait qu’il y ait une absence de justice pour des crimes contre les journalistes. C’est un problème rencontré notamment avec Malte. Ça peut avoir un effet délétère sur les journalistes et les pousser à l’autocensure.
Par exemple à Malte, qui est aujourd’hui classé 81e pays, un seul homme de main a été condamné pour l’assassinat de Daphne Caruana Galizia, la journaliste assassinée en octobre 2017. On voit que ce climat va contribuer à produire un effet délétère et à pousser à l'autocensure. Et on le voit dans des pays, qui sont candidats - à l’entrée dans l’Union - comme la Serbie ou le Monténégro, d’interminables procédures judiciaires qui contribuent à cette impunité.
L’autre gros fléau qui menace la région aujourd’hui c’est la haine. Cette incompréhension du journalisme, qui aujourd’hui rend dangereux les déplacements sur le terrain et notamment la couverture des manifestations. Ce sont pour moi aujourd’hui les deux fléaux qui menacent la région, parce qu’ils s’installent et qu’ils ne sont plus suffisamment condamnés.
Les réseaux sociaux sont des catalyseurs de violence
RSF
On parle souvent de l’influence des réseaux sociaux sur le journalisme actuel. Pour autant peuvent-ils être considérés comme des tenants de la liberté de la presse, plutôt que comme des catalyseurs des violences faites aux journalistes ?
Les réseaux sociaux qui ne sont vraiment qu’une partie de notre journalisme actuel, sont vraiment des catalyseurs de violence. Le harcèlement en ligne, c’est un phénomène qui se propage à l’échelle mondiale, et qui constitue sans doute aujourd’hui l’une des pires menaces contre la liberté de la presse. En fait, la plupart des journalistes qui sont victimes de cyber harcèlement, et que nous interrogeons régulièrement à RSF puisque nous publions des rapports, se voient contraints à l’autocensure, pour faire face justement à ces vagues de violence. On n’imagine pas, même virtuellement, l'impact que ça peut avoir sur les journalistes.
Face à cette augmentation des cas de cyber harcèlement de journalistes sur tous les continents, notamment le continent européen, il faut apporter des réponses. Il y a quelques années on notait un phénomène croissant de cyber harcèlement en Finlande et en Suède et ça continue de perdurer. Je pense que c’est d’ailleurs probablement le seul point noir pour la Norvège cette année en matière de liberté de la presse. La Norvège, qui reste le pays numéro un du classement. Le pays où la presse est dans une situation excellente, et la liberté de la presse également.
La liberté de la presse devrait faire partie du cadre définissant l'État de droit en Europe
RSF
Dernière question Madame Adès-Mével, que devrait faire l’Union européenne pour garantir la liberté de la presse sur le continent selon vous ?
D’abord il faut essayer de mettre un point final à cet effet domino, et donc contrecarrer la mainmise de régimes, tels que celui de Viktor Orbán, sur les médias, qui freinent la liberté de la presse et surtout qui se répandent ailleurs. Reporters sans frontières a fait des propositions régulièrement ces dernières années pour faire en sorte que la liberté de la presse soit prise comme une priorité par la nouvelle Commission européenne. Il faut absolument que l’exportation du modèle hongrois par exemple ne soit pas possible, que les dirigeants européens comme Věra Jourová la Commissaire puisse être suivie et accompagnée.
Il est pour nous déplorable de voir qu’aujourd’hui des États membres continuent de bloquer la procédure de l’article 7 lancée contre la Hongrie, pour violation des valeurs fondamentales, dont la liberté de la presse. Et il est quand même assez emblématique que la faiblesse de la liberté de la presse ne figure pas parmi les conditions de déblocage des fonds européens dans le cadre du nouveau mécanisme de l’Etat de droit.