Décryptage : "L’État nous propose une justice à 167 vitesses"

 Décryptage : "L’État nous propose une justice à 167 vitesses"

Épicure disait d'une vie heureuse qu'elle est "impossible sans l’honnêteté, la sagesse et la justice". Concernant cette dernière, elle est mise à rude épreuve par le confinement en cours. Non pas qu'elle soit niée, le terme exact serait plutôt suspendue. C'est en tous cas l'avis et l'inquiétude de Me Joëlle Forest-Chalvin, la vice-bâtonnière du barreau de Lyon.

"Par exemple, au niveau du civil. Imaginons que vous soyez victime d'une erreur médicale. Vous avez eu un accident qui entraîne de graves conséquences au niveau de votre physique, donc vous n'avez plus de revenus, vous ne pouvez plus marcher. Vous êtes peut-être même tétraplégique. Vous pouvez saisir théoriquement une juridiction pour avoir la nomination d'un expert, qui puisse dire où vous en êtes de votre handicap, de votre perte de revenus ; pour que vous puissiez commencer à percevoir de l'argent, qui va vous permettre de faire face à ce mauvais coup du sort, pour lequel vous n'êtes absolument pas responsable.

Là, aujourd'hui, vous ne pouvez plus saisir la justice, pour avoir un début d'expertise, pour avoir une provision ou alors pour avoir un jugement sur votre dossier. Vous attendez des indemnités et vous n'avez toujours pas ce jugement. Pareil au niveau de la famille. Il y a des fratries qui sont séparées. Des parents sont séparés. Certains parents nous font part de difficultés, parce que les enfants se plaignent de violences, de choses qui ne sont pas bien normales, qu'ils voient, qu'ils vivent. Aujourd'hui, des services sociaux, par exemple, ne vont plus intervenir auprès des familles, parce que le juge ne les nommera pas. On ne peut pas avoir d'audience sur ces problématiques-là. Il n'y a pas de réponse judiciaire et aucune initiative ne peut être engagée pour aider les justiciables.

Or, le besoin du droit est bien réel. Il est quotidien, que ce soit aux prud'hommes, que ce soit au pénal, que ce soit dans le droit de la famille. Vous avez besoin du droit. En matière de construction, il y en a qui ont des litiges importants au niveau de leurs maisons. Il y a des effondrements qui marquent un péril. Alors là, on arrivera peut-être à avoir une audience en urgence. Mais après, quelle va être la suite ? On n'a pas de jugement. On n'a pas de date. On n'a pas de calendrier pour les nouvelles affaires. Puisqu'aujourd'hui, tout est renvoyé sine die, sans aucune date."

À Lyon, les avocats du barreau réclament des moyens et des outils. Il ne s'agit pas de sortir précipitamment de la crise, mais plutôt de mettre en place une véritable gestion de crise. Des ajustements pour permettre à la justice de suivre son cours, tout en s'adaptant au contexte.

"On ne peut pas imaginer, au vu de l'absence de solution concrète - rien ne nous est proposé actuellement - que le 11 mai, comme par enchantement, l'activité juridictionnelle va reprendre. Les avocats, depuis quelques années, communiquent avec les greffes des juridictions, par le biais d'un réseau virtuel. Cette clef RPVA (Réseau privé virtuel des avocats, NDLR) nous l'avons toujours. Nous l'avons emmené avec nous en télétravail, mais au niveau du tribunal judiciaire à Lyon, il n'y a plus personne au bout de cette clef. C'est-à-dire que les messages que l'on envoie aux différents greffes ne sont pas traités. Je ne veux pas être pessimiste, mais comment voulez-vous que le 11 mai, tout cela redémarre à la normale ?

Pendant toute cette période de confinement, il n'y a pas eu de télétravail pour les greffiers. Dans quelles conditions vont-ils revenir au tribunal ? Comment ce retard va-t-il être absorbé et comment vont-ils pouvoir faire face aux affaires courantes ? C'est pour cela que le barreau de Lyon, notamment, a été force de proposition pour mettre en place des visio-audiences, des audiences sans plaidoirie, sur les dossiers qui le permettent. Et on ne peut que constater, que tout cela n'a pas été effectif au jour d'aujourd'hui."

Et la défaillance semble systémique tant les réponses, au niveau de l’État, ont de quoi laisser perplexe.

"La garde des Sceaux le dit elle-même. Elle propose aux justiciables une justice à 167 vitesses : en fonction des tribunaux, faites comme vous l'entendez. Et on s'aperçoit aujourd'hui, malgré nos demandes, que l'État ne permet pas aux services de la justice d'accéder au matériel qui pourrait permettre une reprise de l'activité. Les magistrats n'ont pas de masque. Il n'y a pas de gel hydroalcoolique dans les salles d'audience. Il n'y a pas de gants qui sont mis à disposition, ni des magistrats ni des auxiliaires de justice que sont les avocats.

C'est quand même très perturbant de voir qu'au niveau de l'État, au niveau de la chancellerie, le service public de la justice n'apparaît pas être un service prioritaire et un service qu'il faut doter de moyens pour qu'il puisse fonctionner."

Une justice affaiblie, à multiples vitesses, c'est une justice qui pénalise les plus fragiles. Et bien au delà de Lyon, cette inquiétude est partagée par le syndicat européen des avocats de la démocratie. Ceux-ci dénoncent depuis le début de la crise les discriminations à l'égard des étrangers.
La Cour européenne des droits de l'Homme a récemment donné raison à l'Espagne, qui a fait prévaloir la protection des frontières sur le droit d'asile. Une pratique illégale pour laquelle cette même Cour européenne avait cette fois-ci condamné l'Espagne, il y a seulement trois ans.