Martine Letellier est enseignante de physique chimie dans un lycée privé de l'agglomération nantaise. Elle a participé à la création de la commission Trans dans l’association Nosig, le centre LGBTQI+ de Nantes. Possédant la double nationalité française et belge, Martine Letellier est une femme, père de famille et militante. Nous évoquons avec elle la disparition prévue en 2022 de la mention de genre sur les cartes d’identité en Belgique.
Martine Letellier, vous avez fait une transition en cours d'année civile mais entre deux années scolaires. En 2010, vous avez terminé votre année en juin en tant qu'enseignant et vous êtes revenue en septembre, en tant qu'enseignante dans le même établissement. C'est une rentrée qui avait été médiatisée à l'époque, et qui s'était plutôt bien passée par rapport à l'accueil des élèves et de vos collègues ?
Oui, j'avais des angoisses par rapport à cette rentrée, forcément. Au niveau des élèves, ça s'est extrêmement bien passé. Finalement, il y a plus de questionnement chez les adultes que chez les enfants, par rapport aux transitions de genre. Globalement petit à petit les choses se sont rangées et se passent bien.
Vous avez toujours eu le sentiment de ne pas être née dans le bon corps?
(rire) Alors on ne va pas dire que je suis née dans le mauvais corps, au contraire, mon corps me convient très bien. Mais c'est clair que je suis née avec un genre d'assignation qui ne me convenait pas. J'en ai eu vraiment conscience quand j'avais 12 ans. Et puis j'étais dans un mal-être croissant jusqu'à ce que je me décide à faire une transition qui a été salvatrice pour moi.
Vous étiez mariée, vous avez 2 enfants, vous l'avez toujours dit, à votre épouse et à vos enfants ?
Mon épouse l'a toujours su, mes enfants l'ont su aussi assez rapidement. Il n'y a pas eu de secret là-dessus. On peut se poser la question, pourquoi finalement j'ai vécu une vie en apparence tout à fait normale ? Mais on a tellement de pression sociale qu'on essaie de se conformer aux règles sociales, qu'on a apprises, et donc effectivement, j'ai eu une épouse. J'ai des enfants qui se portent très bien d'ailleurs. Maintenant ils sont grands.
Et vous restez le père de vos enfants
Dans le cadre de ma famille, effectivement, mes enfants m'appellent papa et je suis toujours le père de mes enfants. Il n’y a pas de souci, je n'ai aucun problème de ce côté-là.
Vous parliez de pression sociale, elle est aussi administrative. Lorsque vous avez fait cette transition, vous n'avez pas pu tout de suite changer d'identité en France. Alors que vous l'avez fait beaucoup plus rapidement en Belgique. Vous pouvez nous raconter ?
A l'époque en France, il n’y avait pas de loi qui régissait le changement d'état civil, des personnes transgenre. Il n’y avait qu'une possibilité, passer par une procédure au niveau du tribunal de grande instance qui était laborieuse et qui était également coûteuse puisqu'il y avait des frais d'avocat.
En Belgique, il y avait une loi depuis 2007 qui permettait de faire un changement d'état civil plus facilement. Avec une condition quand même assez scandaleuse : il fallait absolument que la personne en question soit stérile. Mais or cela, mon changement d’état civil en Belgique s'est fait en quelques mois. En réalité, j'ai rentré mon dossier à ma mairie de naissance et trois mois plus tard, mes papiers étaient modifiés, moyennant une somme ridicule à l'époque. Juste pour l’enregistrement des documents au niveau de l'état civil belge.
Comment avez-vous vécu cette période d'être restée homme pour l'état civil français et femme pour l'état civil belge?
C'était très compliqué parce qu'en France on est confronté, quand on a des papiers qui sont discordants, à plein de petits problèmes administratifs. Par exemple, quand on va à la poste chercher un recommandé, les papiers ne sont pas conformes et l’employé demande “ce sont les papiers de votre mari, est-ce que vous avez une procuration?”
Idem pour les élections, parce que j'ai voté systématiquement à toutes les élections. Quand on annonce à voix haute le nom, on est désigné en tant que personne trans dans tout le bureau de vote. C’est très lourd, très désagréable.
C'était tellement pesant, que j'ai quand même décidé de faire la procédure en France par avocat, telle qu'elle était à l'époque. Une procédure qui a duré finalement plus d'un an et demi encore. À ce moment-là, j'ai donc été pendant plus de cinq ans avec une double identité, à la fois homme et à la fois femme au niveau légal.
La Belgique a toujours été un peu plus en avance que la France sur ce sujet ?
Je crois qu’on devrait plutôt dire que la France est toujours un peu en retard par rapport à beaucoup de pays européens. C'est assez surprenant d'ailleurs, parce que la France se vante souvent d'être un pays progressiste du point de vue des droits humains. Et on constate, que justement on dit beaucoup, mais qu’il est peu fait en France ou avec dix ans de retard.
Pour le changement d'état civil des personnes transgenres, il a fallu dix ans de plus à la France (1) pour arriver au niveau d'autres pays d'Europe, qui étaient plus en avance, comme l'Espagne et le Portugal. Alors que ce sont des pays de tradition catholique aussi, et qu'on pourrait imaginer plus en retard.
La Belgique prévoit pour l'année 2022 d'abandonner la mention du genre sur ses cartes d'identité (2). Il avait été question à un moment d'y mettre la lettre X si on refusait de se définir par le F de féminin ou le M de masculin. Je pense que l'abandon de la lettre X est plutôt une bonne nouvelle. Et l'abandon total du genre aussi ?
Ça va clairement diminuer les discriminations et simplifier les choses du point de vue administratif, pour ne plus présenter de papiers discordant avec son apparence. C'est clairement un grand pas en avant. Le X est une lettre qui peut amener d’autres discriminations. Donc supprimer toutes les mentions liées au sexe sur les papiers d’identité me semble tout à fait pertinent, d'autant plus qu'il n’y a pas vraiment de raison au quotidien d'avoir cette mention sur nos papiers.
Il faut aussi savoir qu'en Belgique, la mention du sexe va rester au niveau du registre national, qui reprend toutes les identités des personnes Belges.
L’absence de mention de genre peut compliquer les voyages ?
C’est vrai que certains pays n'acceptent pas des documents sans indication de la notion de genre. On sera obligé d'avoir des documents de voyage, en particulier des passeports avec une mention F ou M, même si certains pays autorisent des passeports avec la mention de genre X (3). Mais d'autres pays n'accepteront pas des documents de voyage, type passeport avec la mention X, à l'entrée de leur pays.
Il faudrait une harmonisation au niveau européen ?
Je pense que la suppression de la mention du sexe, serait une évolution des documents d'identité positive dans tous les pays. C'est une revendication récurrente que nous avons, parce que ça simplifiera clairement la vie d'une bonne partie des personnes transgenres non binaires et intersexes. Après on connaît bien les lourdeurs de la politique en général et les freins qui existent par rapport à l'importance, pour certains, de cette mention du genre sur les papiers d'identité.
Certains vous diront que le fait d'avancer plus vite vers une législation plus égalitaire, peut donner l'impression que si c'est autorisé et plus simple, il va y avoir plus de personnes transgenres et notamment plus de jeunes. Ça peut être interprété comme une incitation ?
J'ai deux réponses à cela. La première, qu'est ce que ça change ? S’il y a plus de personnes transgenres ou moins de personnes transgenres. Finalement, ce n'est pas très grave pour les autres, s'ils veulent rester en conformité avec leur genre d'assignation et que ça leur convient bien, tant mieux.
D'autre part, vu les discriminations que les personnes transgenres rencontrent, notamment dans leurs démarches, elles ne vont pas être plus motivées par ça. Le fait que les personnes transgenres sont plus identifiées simplifie les choses, et surtout peut permettre que les personnes transgenres se portent mieux.
Il faut savoir que les personnes transgenres, qui ont des difficultés à se réaliser dans le genre qu'elles souhaitent, sont souvent sujettes à la dépression. Elles ont des addictions et se retrouvent souvent dans des situations extrêmement difficiles qui peuvent les conduire jusqu’à la tentative de suicide. Donc plus on simplifie la vie pour les personnes transgenres, mieux elles se porteront et moins elles coûteront cher, notamment pour la Sécu. Finalement ça peut être globalement positif pour la société.
Qu'est ce qu'il manque aujourd’hui à la France pour diminuer les discriminations vis-à-vis des personnes transgenres et favoriser leur inclusion ?
Comme évoqué, abandonner la mention du genre sur les papiers d’identité. Deuxièmement, que les personnes puissent faire une demande de changement d'état civil purement déclarative. Ça se fait en Argentine depuis déjà pas mal d'années. Un pays beaucoup plus progressiste que la France… La personne va déclarer en mairie qu’elle souhaite changer de prénom et ça se fait automatiquement très simplement.
En France aujourd’hui, pour modifier son prénom d’état-civil, la personne transgenre doit fournir des attestations de proches, d’employeurs ou de médecins, affirmant sous quel genre la personne vit au quotidien. Pourquoi demander aux autres de dire qui on est ?
D'autre part, on souhaite que l'accès aux soins des personnes transgenres et intersexes soit de qualité et simplifié. Ça reste très difficile d'avoir un accès aux traitements médicaux qui permettent d'affirmer son genre. A chaque fois les gouvernements successifs ont botté en touche, notamment dans la dernière loi bioéthique.
Pour les personnes intersexes, il faut interdire les mutilations et toute intervention médicale obligatoire alors qu'elles ne sont pas nécessaires pour la vie de la personne. Qu'on arrête les mutilations sur les enfants intersexes pour les conformer à un sexe ou l'autre. Les personnes intersexes sont des personnes qui peuvent à la naissance, avoir des caractéristiques sexuelles qui ne correspondent pas exactement à ce que la norme attend d'un sexe féminin ou d’un sexe masculin. Et fréquemment, on propose aux parents d'arranger ça avec une “petite chirurgie” qui souvent est très mutilante. La France est un pays qui combat violemment l'excision et d'un autre côté l'autorise pour les personnes intersexes. C'est profondément choquant et ça doit disparaître.
Est-ce qu’il est un peu plus facile aujourd’hui d’être jeune et transgenre qu’à votre époque ?
Il y a encore beaucoup de jeunes très isolés et qu'on découvre plus tard dans des situations très difficiles, ceux-là sont réellement en danger. Rompre cet isolement par la parole, avec des associations, permet de les sortir de certaines addictions.
Il y a également une toute petite avancée au niveau de l'Éducation Nationale pour les adolescents trans. Depuis septembre, une directive permet à un enfant ou un adolescent trans d’utiliser un prénom choisi dans le cadre de sa scolarité. Mais cette petite avancée nécessite d'avoir l'accord des deux parents, alors que généralement pour les parents, c'est un terrible choc d'apprendre la transidentité de leur enfant.
Cette circulaire n'est pas en phase avec les droits humains au niveau international, et les droits de l'enfant en particulier. Il faudra que cette circulaire soit améliorée. Aujourd’hui sans l’accord des deux parents, ça bloque le jeune et l’institution scolaire. Quand c'est un enfant qui est réellement transgenre, les parents mettent leur enfant en danger.
Avec le recul, avez-vous le sentiment, par votre manière d’assumer votre transidentité, d'avoir fait avancer la cause des personnes transgenres ?
J'en ai la certitude par d'autres témoignages. J'ai ouvert la porte à d'autres personnes transgenres. Le fait que ma rentrée 2010 ait été médiatisée, même si c'était à mon corps défendant, ça a ouvert des portes pour d'autres, ça c'est certain.
D'autre part, oui, c'est évident que même ma présence, en tant que personne transgenre affichée, ça permet aussi à des plus jeunes de se sentir moins seul. Et ça, c'est essentiel aussi, parce qu’être isolé, se sentir seul, c'est la voie dans certains cas, à une réelle autodestruction.
Ça veut dire qu'au sein de votre établissement scolaire, vous avez pu avoir des discussions avec des jeunes qui se posaient des questions?
Effectivement, des jeunes en difficultés m'ont contacté et je les ai rencontrés après, à l'extérieur de l'établissement, dans le cadre associatif. Certains qui ont terminé leur scolarité au lycée, sont devenus aujourd’hui des militants qui m'accompagnent aussi dans l'accueil des personnes transgenres.
Toujours cette volonté de transmettre ?
On peut voir ça comme ça. En tout cas, transmettre des supports que moi j'ai rencontrés au sein de la communauté trans quand j'en avais besoin. C'est vraiment utile et même nécessaire de pouvoir transmettre à d'autres et que d'autres prennent en charge cette activité là aussi… parce que je ne vais pas éternellement être une militante ! (4)
(1) Loi du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIème siècle
(2) Deux ans après l’annulation par la Cour Constitutionnelle, des dispositions de sa loi Transgenre, un nouveau texte de loi doit être soumis en 2022 au Parlement belge, pour rendre invisible le genre du détenteur de la carte d’identité, parce qu’il s’agit d’une information à caractère personnel.
(3) Les Etats-Unis ont délivré leur premier passeport de genre neutre, avec la lettre X, en octobre dernier, rejoignant ainsi d'autres pays comme les Pays-Bas, l'Allemagne, le Canada, l'Argentine, l'Inde et le Pakistan, entre autres.
(4) Martine Letellier a témoigné dans le documentaire « Unique en mon genre », un documentaire de Pascale Fournier, diffusé sur France 3 Pays de la Loire • © 13 Prods