Vivien Schmidt est titulaire d'une chaire Jean Monnet d'intégration européenne et professeure de sciences politiques à la Boston University. Elle a récemment publié Europe's Legitimacy Crisis: Governing by Rules and Ruling by Numbers in the Eurozone, un ouvrage qui explique la crise de légitimité que l'Union européenne vit actuellement à partir des politiques d'austérité imposées après le clash financier de 2008.
La politiste américaine participe ce jeudi 27 mai 2021 à un webinaire consacré à la discussion des nouveaux grands ouvrages sur « l’Europe » organisé par la Chaire Jean Monnet Télos, Ethos, Nomos de l’Europe (TEN Europa) du professeur Arnauld LECLERC (Université de Nantes, DCS) - Alliance Europa.
De la dette souveraine à la pandémie, la crise de légitimité de l'Union européenne
À quoi la crise de légitimité dont vous parlez a-t-elle affaire ?
La crise de légitimité, c'est une crise de gouvernance. Ce que j'appelle Governing by Rules and Ruling by Numbers c'est gouverner par les règles et réguler par les chiffres, c'était un grand problème dans la gouvernance de l'Eurozone, parce que cela a mis la légitimité démocratique à risque. Pour comprendre, il faut expliquer ce que j'entends par légitimité. On peut parler de légitimité comme autorité basée dans la confiance du public et du consentement, mais aussi de légitimité comme activité gouvernementale, activités de la gouvernance. Ce n'est pas seulement confiance dans l'autorité, c'est comment on gouverne et quels sont les effets et la performance. C'est ce que j'appelle output legitimacy, la légitimité en termes d'effet, de performance des politiques publiques. Un autre type de légitimité, c'est input legitimacy, c'est-à-dire la responsabilité politique et la participation des citoyens. Et puis il y a ce que j'appelle throughput legitimacy, c'est à dire la qualité des procédures, l'efficacité, la transparence, l'ouverture au public.
Il y a donc trois types de légitimités et le problème avec la crise de l'euro, c'est qu'on a vu la détérioration des économies des pays de l'Euro. Deuxièmement on a vu la montée des populismes, des rejets de ces politiques. Et puis finalement c'était un problème de gouvernance qui a commencé avec cette crise. On entendait que tout ce qu'il fallait faire, c'était de renforcer les règles et tout ira bien en termes de performance des politiques publiques, d'économie, et on n'aura pas besoin de consulter le peuple. Mais au contraire, on a vu ce qui s'est passé avec la montée de l'euroscepticisme, et en ce qui concerne l'autorité gouvernementale on a assisté à une baisse de confiance du public en général envers l'Europe.
Dans votre ouvrage, vous affirmez que cette crise a commencé par la crise de la dette souveraine dans l’Eurozone suite au clash financier de 2008. Pourquoi déterminez-vous à ce moment précis le début de la crise de légitimité en Europe ?
Avant, il y avait des problèmes de légitimité, mais c'était plutôt au niveau national, c'est normal. Plus les décisions sont prises au niveau de l'Europe, moins elles se prennent au niveau national. Ce qui veut dire que l'espace public se vide un peu de contenu au fur à mesure que les décisions montent vers l'Union européenne. Le problème, c'est qu'il fallait trouver un moyen de faire en sorte que les citoyens soient plus représentés au niveau européen. Oui, il y a le Parlement européen, mais ce n'est pas assez. C'est pour ça qu'au niveau national, les citoyens se sentaient de moins en moins proches des décisions. Si on parle de la montée des populismes, c'était aussi dû au fait que les décisions étaient lointaines.
Ces problèmes étaient de longue date, mais au moment de la crise de l'Eurozone, qu'est-ce qu'on a fait ? On n'a pas trouvé de bonne solution, on n'a même pas essayé, au contraire, l'Europe a dit "c'est la responsabilité de chaque pays membre". C'était aux Etats membres d'imposer l'austérité et les réformes structurelles, au lieu de trouver un moyen de résoudre le problème au niveau européen. On l'a fait après, en 2015, avec le quantitative easing, mais pas au début. C'est à ce moment-là, avec une crise économique énorme, que la crise de la légitimité a vraiment surgi. Et les deux premières années de crise, entraînant partout une austérité sévère, ont été très mal vécues par beaucoup de pays, même si en terme de performance, ça commençait à aller mieux. Et on assistait toujours à la montée des populismes.
L'Union européenne n'est pas exactement une démocratie au sens classique du terme, mais pourtant ses États membres sont tous des démocraties, et l'Union européenne représente aussi l'ensemble de ces pays démocratiques. Alors, est-ce que ceci est un équilibre fragile ou est-ce quand même un élément qui peut expliquer les crises actuelles que vit l'Europe ?
Oui et non, dans le sens où il y a eu la crise de la dette souveraine, mais après, en 2015, la crise des réfugiés, et puis il y a eu la crise du Brexit, et puis maintenant la pandémie. Alors il y a beaucoup de crises, mais en même temps il faut se rappeler que, puisque l'Union européenne n'est pas une démocratie, parce que c'est un État quasi État supranational, mais qui est fait de ses États membres qui sont des démocraties, l'Europe a beaucoup d'autorité, en termes de consentement des peuples. Cela veut dire qu'il y a une sorte de légitimité, même sans démocratie, comme on la comprend au niveau national. Mais l'Union européenne est démocratique, alors ça veut dire qu'il y a des bases.
Il faut se demander non pas "qu'est-ce que l'Europe ?" mais "qu'est-ce que fait l'Europe ?" Parce qu'il faut que l'Europe soit performante en termes de output, de performance. Input legitimacy veut dire que les citoyens peuvent participer, mais aussi que la gouvernance soit responsable, transparente. Et ce qu'on a vu avec la crise, c'était qu'il n'y avait pas de transparence, il n'y avait pas beaucoup de réponses faites au peuple. Mais cela ne veut pas dire que l'Union européenne n'est pas démocratique, cela veut dire seulement que ça ne marche pas très bien. Mais il faut dire qu'avec le Covid-19, beaucoup de choses ont changé.
Donc peut-être que la crise sanitaire a rebattu les cartes en ce qui concerne les compétences des institutions européennes aussi.
Tout à fait. Pour commencer, cette crise est différente de la crise de l'Euro. Pendant la crise de l'Eurozone, c'était très facile pour les pays nordiques de dire des pays du Sud de l'Europe "ils dépensent trop, ils n'ont pas fait ce qu'ils auraient dû faire, c'est leur faute, c'est une crise asymétrique". Au début de la pandémie, le premier ministre des Pays-Bas a dit que c'était la faute des pays de l'Europe du Sud, parce qu'ils n'avaient pas fait ce qu'ils auraient dû faire pour les hôpitaux. Mais on comprend pourquoi ils ne l'ont pas fait, parce qu'ils n'avaient pas l'argent, parce qu'ils étaient dans l'austérité. C'est la crise de l'euro qui a fragilisé tous ces pays.
Au début de la pandémie, rien ne se faisait. Moi, j'avais très peur que ce soit un déjà-vu de la crise de l'Eurozone, parce que le Conseil n'a rien fait et a laissé les États membres poursuivre leur politique. Mais très vite, il faut le dire, tout a changé. Les Pays membres ont dit stop aux politiques de l'Eurozone pour limiter la dette, il fallait dépenser. Et la Commission leur a donné raison et a invoqué l'escape clause pour qu'on puisse dépenser ce qu'il fallait. De plus, on a créé un fonds pour soutenir l'emploi dans tous les pays membres.
Le plan Next Generation EU veut montrer qu'il y a de l'argent pour la génération future, pour la transition écologique, pour la transformation digitale et aussi pour les inégalités. C'est une nouvelle donne, mais ce n'est que temporaire. Finalement, la question est : est-ce que cela va devenir le nouveau mode de gouvernance de l'Union européenne ? Va-t-on considérer cette crise comme le moment pour repenser l'UE ? Sur ce point, il faut penser aussi à la Conférence sur l'avenir de l'Europe. Aussi, il faut voir si cette Conférence va faire émerger de nouvelles politiques, des pratiques nouvelles en termes de démocratie. C'est une grande question.