Division en Europe : l'Est moins touché que l'Ouest par le coronavirus

 Division en Europe : l'Est moins touché que l'Ouest par le coronavirus
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La France, l’Italie, l’Espagne, le Royaume-Uni - quatre des pays les plus touchés par la pandémie. Mais ce qui est interroge, c’est que ce sont des pays d’Europe de l’Ouest qui font partie des plus grandes économies d’Europe, tandis que l’Est est relativement moins affecté par le virus.

Pour discuter de cette curieuse tendance, nous accueillons aujourd’hui Aurélie Lacassagne, professeur de sciences politiques en Ontario, au Canada. Alors selon vous, quelles sont les raisons d’un taux de mortalité plus bas en Europe de l’Est ?

Les pays de l'Est ont une population relativement jeune, or on sait que le virus s'attaque bien plus aux personnes plus âgées. Ensuite, on a des facteurs de comorbidité moins importants dans les anciens pays de l'Est. Je pense notamment à l'obésité et au diabète, qui, on l'a vu, sont des facteurs aggravant le risque de mortalité du virus.

Les personnes âgées dans les pays de l'Est, de façon générale, ne sont pas cantonnées dans des établissements de longue durée et sous-financés avec un manque de personnel pour s'occuper d'eux.

Or, on a bien vu qu'à l'Ouest, les personnes âgées qui meurent dans des maisons de retraite, représentent un pourcentage extrêmement conséquent. Dans les pays de l'Est, les personnes âgées restent chez elles.

Le nombre de cas est beaucoup plus frappant dans l’Europe de l’Ouest. Comment l'expliquez-vous ? 

Sur l'Est de l'Europe, les gouvernements ont pris des mesures extrêmement tôt par rapport à la pandémie. Dès qu'ils ont vu que ça se passait mal en Italie, ils ont très tôt fermé leurs frontières avec des contrôles beaucoup plus stricts. Le contre-exemple typique, c'est Boris Johnson qui a attendu bien trop longtemps avant de fermer ses frontières.

Les personnes des pays d'Europe centrale et orientale voyagent moins à l'étranger, et voyagent moins à l'intérieur de leur pays. On ne retrouve pas de grandes mégalopoles comme Londres là-bas. Donc ça, ça aide.

Les pays d’Europe de l’Ouest ont, en théorie, les meilleurs systèmes de santé en Europe. Pourtant, la mortalité est très haute. Quelles conclusions peut-on en tirer ?

La conclusion c'est que tout ça, c'est un mythe ! On le voit bien quand on regarde les chiffres de l'OCDE sur le nombre de médecins, d'infirmières, et de lits entre la France et le Royaume-Uni. Ces systèmes ne sont absolument pas performants, car ils ont été très largement sous-financés, pas seulement en temps de crise. Ce n'est pas un système qui fonctionne, mais on a ce mythe qu'il est très bon ! 

Et d'ailleurs, les mesures des gouvernements ont finalement plus été prises pour protéger leur système de santé, pour qu'il ne craque pas, plus que pour nous protéger nous. Mais on oublie que dans les anciens pays communistes, on a formé des légions et des légions d'infirmières et de médecins. Et que les infrastructures sanitaires sont extrêmement présentes.

Les pays les plus touchés sont les plus riches d’Europe. Du coup, peut-on considérer que les gouvernements ont mal utilisé ces richesses ? 

Bien sûr qu'il y a une mauvaise utilisation des ressources, et elle n'est pas liée à la pandémie. Mais plutôt au fait que le corollaire du néolibéralisme, depuis une quarantaine d'années, ça a été une nouvelle gestion publique. On a créé une nouvelle façon de gérer les organisations, universités, ministères, hôpitaux. Elle nous a conduit à embaucher massivement une armée de gestionnaires qui travaillent derrière des bureaux, plutôt que des médecins et infirmières qui vont sur le terrain. C'est un énorme problème car cette armée de gestionnaires a siphonné les fonds – ce sont des gens très bien payés. En conséquence on a transféré une grande partie des fonds pour aller payer tous ces gestionnaires qui sont là pour surveiller, remplir des paperasses, créer des plans stratégiques et remplir des rapports d'évaluation tous les trois mois. 

Le comportement des gens joue un rôle très important dans la propagation du virus. Les gens obéissent-ils plus aux règles dans les pays de l’Est ? 

Sans tomber dans des stéréotypes, c'est vrai que cinquante ans de régime autoritaire communiste, ça marque. Il y a des habitudes d'obéissance plus importantes en Europe de l'Est de façon générale. Ça fonctionne aussi en Allemagne et dans les pays scandinaves, où il y a une auto-surveillance beaucoup plus importante qu'en France par exemple, où on pense que c'est un devoir de ne pas respecter la loi. En Grande-Bretagne aussi, on s'est dit qu'on allait continuer à se voir, à boire des bières et à regarder des matchs de foot.”

J’ai entendu les experts parler de cet ‘état d’esprit colonial’ de l’Europe de l’Ouest vers l’Est. Pourquoi ce phénomène existe-t-il, et est-il justifié ?

J'appelle ça le mythe de la Guerre Froide. L'Ouest est persuadé d'avoir gagné. L'Ouest n'a pas gagné, c'est l'Est qui s'est effondré tout seul. Ça a conforté l'idée que de toute façon, tout ce qui peut venir de l'Est est forcément moins bon, moins développé – on est très attaché à ce mot-là. Et puis, on a une méconnaissance profonde aussi de ce qui se passe en Europe centrale et orientale. Tout vient bien de cet esprit colonial. On continue de siphonner les ressources – dans ce cas, les ressources humaines – dans les marges de l'Occident. On l'a fait aussi à grande échelle dans les pays d'Europe centrale : il n'y a pas que le plombier polonais, on a aussi été chercher beaucoup de professionnels de santé.

Mais en même temps on a vu des tendances autoritaires pendant la crise, par exemple Viktor Orbán en Hongrie, Andrzej Duda en Pologne. Elles ont fait couler plus d’encre que le succès des pays de l’Est à rester plutôt indemnes. 

“C'est sûr que ça n'aide pas à déconstruire ces mythes-là. Mais on oublie aussi que ça fait deux fois que le Front National est arrivé au deuxième tour des présidentielles en France, on oublie que les fascistes ont formé un gouvernement en Italie. On continue de se dire qu'il n'y a rien de bon là-bas, qu'ils sont repris dans les mêmes tendances, que la transition ne fonctionnera pas car ils sont allergiques au droit et à la démocratie. Mais on est très mal placés en Europe de l'Ouest pour faire la leçon étant données les tendances fascistes dans tous les pays européens.”

A propos de croyances, la crise offre-t-elle une opportunité de changer cette notion simpliste que tout ce qui vient de l’Est est moins bien ? 

Ce qui est sûr, c'est que ça serait bien qu'on se serve de cette crise pour réaliser que tout n'est pas mauvais à l'Est. Mais j'ai l'impression qu'à l'Ouest on va aussi payer cher cette crise politiquement. Dans à peu près tous les pays, les présidents ont vu leur cote de popularité augmenter. On a vu une union nationale de partis politiques qui travaillent ensemble, sauf pour Boris Johnson et Emmanuel Macron. En France on est dans le 'business as usual', une haine anti-Macron et des partis d'opposition qui sont dans une opposition absolument pas constructive. Ça n'annonce rien de bon pour les prochaines échéances électorales. Boris Johnson a lui aussi perdu beaucoup de plumes.

On l'a compris, cette opposition Est-Ouest en Europe, qui explose avec la pandémie de covid-19, existait déjà avant la crise sanitaire. Merci d’avoir parlé avec nous aujourd’hui Madame Lacassagne.