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Loi Egalim 3 en France : vers une non-conformité au droit européen ?

Loi Egalim 3 en France : vers une non-conformité au droit européen ?

En pleine crise de l’inflation et de hausse du coût de la vie, le Parlement français vient d’adopter le mercredi 22 mars la loi Egalim 3, qui oblige notamment les grandes surfaces à revendre forcément plus cher les produits alimentaires que leurs fournissent les producteurs et industriels. Une mesure censée empêcher la concurrence déloyale et protéger les agriculteurs, mais qui pourrait bien placer la France en violation du droit européen. Clémence Lepla, doctorante en droit à l’Université de Lille, a répondu aux questions de Romain L’Hostis pour Euradio.

Les Etats ne peuvent pas interdire de revendre à perte des produits si cette interdiction porte atteinte aux intérêts économiques d’un consommateur.

Romain L’Hostis : Aujourd’hui nous allons évoquer le vote mercredi 22 mars dernier par le Parlement français, de la loi Egalim 3. En pleine crise de l’inflation et de hausse du coût de la vie, ce texte oblige notamment les grandes surfaces à revendre forcément plus cher les produits alimentaires que leur fournissent les producteurs et industriels. Avant d’aller plus loin, Clémence est-ce que vous pouvez nous réexpliquer en quoi consiste cette revente à perte ?

Clémence Lepla : Alors quand on revend à perte, cela veut dire que l’on revend un produit moins cher que le prix d’achat. ça c’est quelque chose qui est interdit en France. Par exemple si vous êtes un distributeur et que vous achetez un produit à 10 euros, vous ne pouvez pas le revendre en dessous du prix d’achat.

R. L. : Un distributeur c’est par exemple Leclerc, Carrefour, Intermarché ?

C. L. : Oui, tout à fait. Imaginons que vous avez votre supermarché qui achète des briques de lait à un fournisseur local. Mettons qu’il l’achète à 1 euro, il ne peut pas la revendre à 80 centimes. C’est un principe d’interdiction, mais qui dit principe dit aussi exception. Vous avez par exemple des produits alimentaires qui ont des dates de péremption, qui sont imposées sur leur conditionnement. Dès qu’ils arrivent en fin de date, c’est-à-dire qu’ils vont se périmer rapidement, là on peut faire une entorse à ce principe d’interdiction pour pouvoir vendre à perte les produits, les écouler et éviter de les jeter.

R. L. : Mais alors pourquoi interdire cette revente à perte dans la majorité des cas ?

C. L. : il faut replacer cette mesure dans son contexte : elle a été adoptée dans les années 1960. A ce moment là, on a une transformation de la société française, on a de plus en plus de grandes surfaces qui fleurissent un peu partout dans les villes. L’objectif de cette interdiction est alors de réguler la concurrence et d’empêcher que les grandes surfaces ne tuent les petits commerces. Pourquoi ? Parce qu’en fait vous avez des grandes surfaces qui ont des capacités d’achat beaucoup plus grandes, qui peuvent acheter des grosses quantités, négocier les prix, et éventuellement réduire certains prix des produits et se faire des marges sur d’autres types de produits. Les consommateurs venant dans ces enseignes vont alors acheter des produits à des prix défiant toute concurrence par rapport aux supermarchés aux alentours, et qui en même temps seront lésés car ils achèteront d’autres produits plus chers que ceux qui se trouvent à côté.

R. L. : Cette pratique étant interdite, je suppose qu’il y a aussi des sanctions si on enfreint cette interdiction ?

C. L. : oui vous avez le code de commerce qui prévoit une peine de 75 000 euros d’amende. Qui peut aussi être augmentée si vous faites de la publicité autour de vos produits. Vous avez intermarché qui a été condamné pour cela il n’y a pas très longtemps, car en 2018; ils avaient fait la promotion de pots de nutella. Ils étaient vendus à -70%, et justement les consommateurs s’étaient rués sur les pots de nutella et en avaient aussi profité pour faire leurs courses dans ce supermarché.

R. L. : Et Intermarché a été condamné pour cela ?

C. L. : Intermarché a revendu à perte des produits alors qu’il n’en avait pas le droit, et donc a été condamné. 

R. L. : Mais Clémence quand on pense par exemple au contexte actuel d’inflation, quasiment à deux chiffres, et qu’on voit en même temps cette interdiction de revente à perte.. cela ne va-t-il pas faire augmenter encore plus les prix ? quel est l’effet sur les intérêts des consommateurs ?

C. L. : A la base cette interdiction de revente à perte, elle concerne les concurrents, les professionnels, elle n’est pas censée concerner directement les consommateurs. Le souci, c’est que si ça porte atteinte aux intérêts des consommateurs, il y a une question qui se pose : celle de la conformité avec le droit européen. Pourquoi ? Parce qu’en fait à l’échelle européenne on a une directive qui date de 2005 et qui réglemente certaines pratiques commerciales des Etats. Les Etats ne peuvent pas interdire de revendre à perte des produits si cette interdiction porte atteinte aux intérêts économiques d’un consommateur. C’est pour cela qu’il est important de rappeler le contexte en disant que à la base l’interdiction de revente à perte c’était pour éviter que les petits commerces ne se fassent manger par les gros. Les grandes surfaces qui arrivaient sur le marché français. Les consommateurs ne rentraient pas dans l’équation.

On a des juges européens, de la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE), qui se sont rendus compte qu’en fait cette interdiction n’était pas conforme au droit européen [...]. Car les juges européens ont considéré que l’interdiction de revente à perte belge puis espagnole avait un impact sur les intérêts économiques des consommateurs.

R. L. : Est-ce que cette revente à perte interdite a déjà existé dans d’autres pays européens ?

C. L. : On a des cas similaires à la législation française en Belgique et en Espagne, ou en Irlande par exemple. Mais pour les deux premiers pays - la Belgique et l’Espagne - on a des juges européens, de la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE), qui se sont rendus compte qu’en fait elle n’était pas conforme au droit européen, à la directive relatives aux pratiques commerciales. Car les juges européens ont considéré que l’interdiction de revente à perte belge avait un impact sur les intérêts économiques des consommateurs. 

R. L. : Un impact négatif ?

C. L. : Un impact négatif. Donc la CJUE a considéré que la réglementation belge n’était pas conforme. En Espagne c’est pareil : en 2017, il me semble, vous aviez encore un arrêt de la CJUE qui affirme que la réglementation espagnole en matière de revente à perte n’est pas conforme au droit européen. Car l’interdiction de revente à perte en vigueur en Espagne avait un impact négatif sur les intérêts des consommateurs.

R. L. : Si, dans le cas belge cette situation a été condamnée, ainsi que dans le cas espagnol, pourquoi cela ne serait-il pas le cas prochainement pour le cas français ? Si je vous suis bien, les règles sont à peu près similaires en Belgique, en Espagne, et en France, concernant l’interdiction de revendre à perte. Dans deux pays sur trois, cela a été jugé comme non conforme au droit européen par la CJUE. Mais pour l’instant, la CJUE ne s’est pas intéressée au cas français ?

C. L. : Non, et vous avez à la Cour de Cassation en France des affaires qui ont été jugées, qui portaient sur l’interdiction de revente à perte. Et la Cour de Cassation a estimé que la réglementation française était bien conforme à la directive européenne de 2005, était bien conforme au droit européen.

R. L. : Malgré le jugement qui avait déjà été rendu par la CJUE pour la Belgique et pour l’Espagne ?

C. L. : La Cour de Cassation française reste ferme sur sa position : le droit français est conforme au droit européen. Et on peut même aller encore plus loin : le législateur français va dans le même sens que la Cour de Cassation. Vous avez récemment une loi qui a été adoptée au Parlement français, qui s’appelle la Loi Egalim 3, et qui concerne elle les relations entre les fournisseurs et les distributeurs. C’est donc plutôt en matière de produits alimentaires, de produits de consommation alimentaire. Là il est non seulement question d’interdire de revendre à perte, mais en plus on va augmenter le seuil de revente à perte de 10%. Par exemple, vous êtes un distributeur, vous achetez un produit à 10 euros, vous ne pouvez pas le revendre à moins de 11 euros.

R. L. : Si je suis une grande surface, je ne peux pas revendre à perte, mais en plus je dois ajouter 10% au prix auquel j’ai acheté mes denrées alimentaires.

Toutes les entreprises connaissent cette interdiction, si du jour au lendemain vous la supprimez, forcément on ne sait pas quelles vont être les conséquences de cette suppression sur la concurrence, sur les prix, sur les consommateurs, sur la bonne vitalité des entreprises.

C. L. : C’est ça. Ce qu’on appelle le seuil de revente à perte est relevé de 10%. Donc ça concerne tous les produits alimentaires, à l’exception il me semble des fruits et des légumes. Vous avez interdiction de revente à perte, mais en plus, vous avez une élévation de 10% de ce seuil de revente à perte.

R. L. : Cela va encore plus emballer l’inflation, non ? Avec un impact sur les consommateurs ?

C. L. : L’objectif de ce dispositif c’est d’essayer de faire en sorte que les fournisseurs aient une meilleure rémunération pour la vente de leurs productions, et que les distributeurs réduisent leurs marges, pour qu’à la fin les consommateurs ne voient pas d’augmentation des prix.

R. L. : Et qui dit que les distributeurs vont réduire leurs marges ? On imagine mal Leclerc, Carrefour ou toutes ces grandes surfaces baisser leurs marges. 

C. L. : Ou bien on peut aussi se demander si cela n’aurait pas un impact sur les négociations des prix entre les distributeurs et les fournisseurs.

R. L : Dans l’optique où les grandes surfaces ne réduiraient pas leurs marges, là on tomberait de manière flagrante dans une non-conformité avec le droit européen, non ?

C. L. : Là il est clair que cela pourrait avoir des effets néfastes sur les intérêts économiques des consommateurs.

R. L. : Est-ce que c’est vers cela qu’on se dirige en France ?

C. L. : Le seuil de revente à perte à 10%, il existe déjà, il est déjà en place depuis 2019. Mais seulement comme mesure expérimentale, laquelle devait se terminer début avril 2023. Et cette loi Egalim 3 propose de garder ce seuil de 10% et de le prolonger pendant encore deux ans.

R. L. : Personne n’a dit que nous étions dans une situation de non conformité au droit européen ?

C. L. : Il y a aussi un truc, c’est qu’il faut se dire que cette interdiction revente à perte est en place depuis les années 1960, c’est un petit peu l’un des éléments centraux de la réglementation en matière de concurrence. Cela signifie que si on l’enlève, ça va être un sacré séisme. Toutes les entreprises connaissent cette interdiction, si du jour au lendemain vous la supprimez, forcément on ne sait pas quelles vont être les conséquences de cette suppression sur la concurrence, sur les prix, sur les consommateurs, sur la bonne vitalité des entreprises. Je pense que c’est cet aspect brutal qui peut être difficile à gérer.

R. L. : Merci Clémence Lepla.