Chaque mois Alain Anquetil, professeur émérite de philosophie morale à l’ESSCA, École de Management, nous livre une chronique de philosophie pratique.
Nous accueillons chaque mois Alain Anquetil, professeur émérite de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique. Bonjour !
Aujourd’hui, vous allez nous parler de l’actualité du concept de fausse conscience.
La fausse conscience recouvre l’idée que « l’être humain serait aveugle sur lui-même et sur le monde » (1). Dans la perspective marxiste, où elle trouve son origine, elle désigne, selon le philosophe Mike Martin, le fait que « les travailleurs […] ne sont pas conscients de leur aliénation », que leurs croyances et leurs attitudes sont façonnées « par des rapports de force économiques qui font que le statu quo leur semble naturel, éclipsant ainsi leurs intérêts à long terme » (2). Selon Marx et Engels :
« Chaque nouvelle classe [au sens d’une classe sociale] qui prend la place de celle qui dominait avant elle est obligée, ne fût-ce que pour parvenir à ses fins, de représenter son intérêt comme l’intérêt commun de tous les membres de la société […] : cette classe est obligée de donner à ses pensées la forme de l’universalité, de les représenter comme étant les seules raisonnables, les seules universellement valables » (3).
Il en résulte que ces pensées s’imposent aux gens sans qu’ils en aient conscience. Ils sont les victimes d’une forme d’« auto-illusion », dans laquelle ils se trompent eux-mêmes (4).
Mais nous sommes tous influencés par notre environnement. Est-ce à cela que renvoie cette « auto-illusion » ?
La fausse conscience va plus loin que l’influence : elle désigne une incapacité à percevoir et à reconnaître ce qui va à l’encontre de nos intérêts ou, plus largement, des intérêts de la société, voire de l’humanité.
Un aveuglement aussi radical a suscité des critiques. Ainsi, les victimes de la fausse conscience seraient, selon les mots du psychologue John Jost, assez « stupides ou imprudentes » pour nourrir des croyances contraires à leurs propres intérêts, une critique à laquelle on peut ajouter l’impression que la fausse conscience renvoie à « une philosophie politique [le marxisme] dont on pense généralement qu’elle a été démentie par l’évolution historique » (Jost réfute ces deux critiques) (5).
Le sociologue Raymond Boudon notait en 2004 que, malgré ces objections, la notion de fausse conscience a « acquis le statut d’une évidence », si bien qu’« on continue de l’employer couramment, sans même s’en rendre compte, tant elle est familière » (6). Mais en proposant un schéma explicatif de nos croyances et de nos comportements qui suppose que « l’être humain doit être analysé comme soumis à des forces culturelles, sociales et psychologiques qui échapperaient à son contrôle » (7), elle implique, pour Boudon, une remise en cause de l’autonomie individuelle.
Doit-on alors abandonner l’idée de fausse conscience ?
Non. Comme l’affirme le chercheur en science politique Michael Thomson, il est utile de « comprendre comment les idées dominantes, les modèles de valeurs et les formes de légitimation [les manières de reconnaître la légitimité du pouvoir] parviennent à neutraliser les attitudes et les formes de conscience critiques » (8). Parmi les exemples de fausse conscience qui méritent d’être étudiés se trouvent « le fait de nier l’existence d’une injustice ou d’inégalités, de croire que le changement social est impossible ou indésirable, d’attribuer des causes erronées à l’oppression politique et d’adopter les normes de l’oppresseur » (9).
Avez-vous des exemples récents d’application de la fausse conscience ?
Nous pouvons citer un récent ouvrage de l’essayiste Samuel Fitoussi sur l’aveuglement de certains intellectuels et un article des chercheuses Shumaila Bibi et Khamsa Qasim sur le rôle de la fausse conscience dans l’inaction écologique.
Samuel Fitoussi présente différents arguments expliquant les mécanismes qui conduisent des intellectuels non seulement à se tromper sur le plan des idées et à persister dans leur erreur, mais aussi à soutenir des idéologies totalitaires (« Comment expliquer la ‘tyranophilie’ des intellectuels ? », s’interroge Fitoussi) (10).
C’est dans ce contexte qu’il affirme, en s’inspirant de Boudon, que « les intellectuels sont attirés par l’idée selon laquelle l’homme ordinaire est victime de fausse conscience, désire les mauvaises choses, n’est pas réellement libre ni autonome ».
Pourquoi cette « attirance » ?
Parce que les intellectuels, eux, ne considèrent pas qu’ils sont victimes d’une fausse conscience : ils ont « accès à une connaissance inaccessible au commun des mortels ». Grâce à cette connaissance, ils estiment devoir rééduquer les personnes ordinaires : « [leur] apprendre à être heureu[ses], à faire un bon usage de [leur] liberté, à échapper aux forces qui [les] conditionnent et [leur] donnent l’illusion d’être [des] sujet[s] autonome[s] » (11).
Quel est l’argument des deux autrices que vous avez citées ?
Selon elles, la fausse conscience, telle que Marx et Engels l’entendaient, peut rendre compte des mécanismes qui conduisent les gens à ignorer, minimiser ou réfuter les effets négatifs du changement climatique (12). Ces mécanismes incluent surtout les « idées qui façonnent les discussions publiques et politiques », qui conditionnent les croyances et « faussent la façon dont la société perçoit l’urgence climatique ».
Elles citent en exemple l’argument d’un professeur de science politique, selon lequel « la rhétorique du ‘développement durable’ et de la ‘sécurité environnementale’, gérée par un bloc mondial d’experts professionnels et techniques et développée par le capital local et mondial, contribue à perpétuer une fausse conscience en donnant l’illusion d’une responsabilité environnementale, tout en permettant […] l’exploitation continue des ressources naturelles ». Il apparaît que « ce type de fausse conscience est particulièrement perfide car elle s’approprie le langage de l’environnementalisme, proposant ainsi un engagement superficiel en faveur d’un développement soutenable » (13).
C’est un appel à voir la réalité telle qu’elle est.
Oui : ce schéma explicatif très général pose des questions utiles, pour reprendre les termes du philosophe Bernard Williams (14). Par exemple, il peut être utile « de savoir dans quelle mesure les relations admises entre les sexes dépendent d’une ignorance et d’une incompréhension imposées », c’est-à-dire d’une fausse conscience (15). Mais le schéma explicatif de la fausse conscience ne doit pas exclure d’autres types d’explications des croyances et des conduites humaines.
On peut aussi ajouter, en guise de conclusion, que le concept de fausse conscience peut lui-même servir à défendre des positions idéologiques, notamment des positions radicales. Williams l’exprime avec une pointe d’humour : certains accusent de fausse conscience ceux qui refusent d’accepter leur propre idéologie. Sans doute ce concept est-il parfois plus utile si on l’emploie en un sens technique, en mettant de côté son arrière-plan idéologique.
Un entretien réalisé par Laurence Aubron.
Références
(1) R. Boudon, La sociologie comme science, La Découverte, Repères, 2010.
(2) M. W. Martin, « False consciousness », in R. Audi, The Cambridge Dictionary of Philosophy, 2ème éd., Cambridge University Press, 1999.
(3) K. Marx & F. Engels (1845), L’Idéologie allemande, tr. R. Cartelle et G. Badia, Les Éditions Sociales, 1952.
(4) Cf. M. W. Martin, « Auto-illusion », in M. Canto-Sperber (dir.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, PUF, 1996.
(5) J. T. Jost, « Negative illusions: Conceptual clarification and psychological evidence concerning false consciousness », Political Psychology, 16(2), 1995, p. 397-424.
(6) R. Boudon, Pourquoi les intellectuels n’aiment pas le libéralisme, Odile Jacob, 2004.
(7) Ibid.
(8) M. J. Thompson, « False consciousness reconsidered: A theory of defective social cognition », Critical Sociology, 41(3), 2015, p. 449-461.
(9) J. T. Jost, op. cit.
(10) S. Fitoussi, Pourquoi les intellectuels se trompent, Editions de l’Observatoire, 2025.
(11) Fitoussi considère ici les sciences sociales et non les intellectuels, mais la substitution est cohérente avec son propos.
(12) S. Bibi & K. Qasim, « European eco-consciousness and eco-anxiety in the context of Marx's false consciousness as reflected in literary Fiction », Journal of European Studies, 41(1), 2025, p. 39-56. La revue est publiée par l’ Area Study Centre for Europe de l’université de Karachi.
(13) Il s’agit de Timothy W. Luke, Capitalism, democracy, and ecology: Departing from Marx, University of Illinois press, 1999. L’article de Bibi et Qasim aborde également les effets anxiogènes de la sortie de la fausse conscience, qui entraîne une confrontation avec la réalité, et propose des illustrations issues de deux ouvrages : The Overstory (L’arbre-monde) de Powers Richards et The Ministry for the Future (Le Ministère du futur) de Kim Stanley Robinson.
(14) B. Williams, Ethics and the Limits of Philosophy, Harvard University Press, 1985, tr. M.-A. Lescourret, L’éthique et les limites de la philosophie, PUF, 1990.
(15) Ibid.