La chronique philo d'Alain Anquetil

La conduite de Donald Trump témoigne-t-elle d’une « folie rationnelle » ?

© Gage Skidmore - Wikimedia Commons La conduite de Donald Trump témoigne-t-elle d’une « folie rationnelle » ?
© Gage Skidmore - Wikimedia Commons

Chaque mois Alain Anquetil, professeur émérite de philosophie morale à l’ESSCA, École de Management, nous livre une chronique de philosophie pratique.

Aujourd’hui, vous allez nous parler de la possible « folie » du président américain Donald Trump.

Le mot « folie » est « un terme général et très vague », qui peut être employé de façon familière et positive (« Tu es fou ! », par exemple pour remercier d’un cadeau) ou de façon dépréciative (« Il est fou », pour qualifier, entre autres, une personne agissant à l’encontre de ses intérêts) (1). Appliqué à Donald Trump, il témoignerait soit d’un désordre mental, soit de la surprise que peuvent provoquer ses paroles, ses décisions ou ses comportements (2). Mais on peut aussi défendre l’idée d’une « folie rationnelle » qui serait le propre de certaines actions de l’actuel président des Etats-Unis (3).

Peut-il vraiment souffrir d’un « désordre mental » ?

L’hypothèse a été défendue par un groupe d’experts dans deux ouvrages parus en 2017 et 2024 (4). Dans ce dernier, on lit par exemple :

« Le comportement verbal de Trump en public illustre les symptômes de différents types de troubles mentaux ».

« Lorsqu’il est interrogé, [il] insulte et se moque de ceux qui osent le défier plutôt que de donner une réponse rationnelle ».

« [Son] instabilité mentale bien documentée […] se caractérise à la fois par un manque d’empathie, normalement associé au narcissisme pathologique, et par un manque de compassion, normalement associé à la sociopathie et au sadisme ». (5)

Vous parlez aussi de la « surprise » provoquée par les actions de Trump…

Ici nous devons nous méfier de nous-mêmes et ne pas déformer la réalité comme Trump peut le faire (6). La surprise que peuvent provoquer ses propos et sa conduite n’implique pas qu’il est fou. Si nous commettons cette faute logique, c’est peut-être en raison de nos préjugés à son égard.

Trump pourrait aussi simuler la folie : faire semblant d’être irrationnel.

Vous faites sans doute référence à la « stratégie du fou », que Machiavel a décrite à propos de Brutus (celui qui tua César en 44 avant J.-C.). En se faisant passer pour fou, il a témoigné d’une grande prudence et « mérité de passer pour sage » (7). Erasme aussi écrivait quelques années auparavant dans son Eloge de la Folie que « feindre la folie est le comble de la sagesse » (8).

Je ne crois pas que la stratégie du fou s’applique à Trump. Il peut certes forcer le trait, par exemple se moquer de façon blessante (et, en un sens, folle) du président Zelensky parce que, lors de sa visite à Washington, il ne portait ni veste et ni cravate – « Oh vous vous êtes mis sur votre 31 aujourd’hui ? » (ce sont les mots de Trump) (9) –, mais cela ne revient pas à appliquer une stratégie de simulation de la folie.

Il y a cependant, dans le cas décrit par Machiavel, une association, voire une connivence, de la raison (ou de la prudence, de la sagesse) avec la folie. Ce qui nous renvoie à l’idée d’une « folie rationnelle ».

N’est-ce pas une formule contradictoire ?

Seulement en apparence.

Peut-être est-il opportun de consulter le pamphlet d’Erasme où la folie, personnifiée dans une déesse, fait son propre éloge, notamment en s’opposant à la sagesse.

Certains passages éclairent la partie « folie » de la « folie rationnelle ». Dans l’un d’eux, la déesse Folie affirme que le sage « n’entreprend rien, tant par modestie que par timidité de caractère », alors que le fou « est exempt de modestie et ne saurait être timide, puisque le danger n’est pas connu de lui » (10). Et plus loin :

« Le sage se réfugie dans les livres des Anciens et n’y apprend que de froides abstractions ; le fou, en abordant les réalités et les périls, acquiert […] le vrai bon sens. […] Deux obstacles principaux empêchent de réussir aux affaires : l’hésitation, qui trouble la clarté de l’esprit, et la crainte, qui montre le péril et détourne d’agir. La Folie vous en délivre à merveille ; mais peu de gens comprennent l’immense avantage qu’il y a à ne jamais hésiter et à tout oser. » (11)

On y reconnaît Donald Trump… ?

Tout au moins ce passage invite-t-il à la réflexion, comme d’autres descriptions qui pourraient s’accorder avec la perception que nous avons de la psychologie de Trump, par exemple :

« Quant à moi [c’est la Folie qui parle], j’ai eu toujours grand plaisir à dire tout ce qui me vient sur la langue. […] Je n’use point de fard, je ne simule pas sur le visage ce que je ne ressens pas dans mon cœur. Partout je ressemble à ce que je suis ». (12)

Cela nous conduit à la partie « rationnelle » de la « folie rationnelle ».

Pourquoi ?

On peut défendre l’idée selon laquelle les discours de Trump, bien qu’ils comprennent des incohérences et des contrevérités, sont compréhensibles et intelligibles, donc, en apparence, cohérents et rationnels.

Soit dit en passant, Trump a répondu à une journaliste qui l’interrogeait sur son « incohérence » :

« Il n’y a pas d’incohérence. […] J’ai le droit de m’ajuster. […] C’est ce qu’on appelle la flexibilité. Ce n’est pas de l’incohérence. » (13)

Relance – Il a mis en avant sa capacité à s’adapter aux circonstances.

Et il a répondu rationnellement.

La partie « rationnelle » de la supposée « folie rationnelle » de Trump, c’est la cohérence apparente de ses discours. On pourrait appliquer le même commentaire au monologue de la déesse Folie : elle parle de la folie, c’est-à-dire d’elle-même, avec la force de la raison.

Cependant, comme le souligne la professeure Christine Bénévent, « s’il est vrai que le langage atteste en nous la présence de la raison en tant que faculté propre à l’homme, ce langage n’est pas nécessairement porteur de cette raison : même les fous, les in-sensés parlent (« Souvent même un fou parle à propos », conclut Dame Folie) » (14).

Mais dans le cas de Trump, la raison n’est évidemment pas absente. D’ailleurs il n’est pas seul à porter les idées qu’il répète depuis longtemps dans ses discours. On peut le juger « fou » parce qu’il viole des normes communément admises, mais le danger, dans sa supposée « folie rationnelle », vient plutôt de la partie « rationalité » que de la partie « folie ». Or, la seconde, qui attire l’attention, peut masquer la première.

Un entretien réalisé par Laurence Aubron.

Références

(1) Ou une personne changeant souvent d’avis. A cet égard, une ancienne collaboratrice de Donald Trump, Omarosa Manigault-Newman, affirmait en 2018 que, « quand [Trump] faisait quelque chose de fou, ou qu’il changeait d’avis toutes les heures », elle échangeait des messages avec d’autres membres de la Maison Blanche en utilisant un hashtag désignant le 25ème amendement, qui envisage les cas où le président est dans l’incapacité d’exercer sa charge (« L’ancienne collaboratrice de Trump, Omarosa, diffuse un autre enregistrement secret », BFMTV, 11 septembre 2018).

La première citation est issue d’A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, 18ème édition, Paris, PUF, 1996.

A côté d’une « aliénation mentale » où « le bon sens comme sens du réel est détruit, ainsi que la conscience de soi », la folie désigne aussi « ce qui s’écarte des normes ou des habitudes de pensée ou de comportement » (C. Godin, Dictionnaire de philosophie, Fayard / Editions du Temps, 2004).

(2) Pour quelques illustrations, voir par exemple Damon Linker, « Is Trump crazy — or crazy like a fox? », 14 février 2017; « Is Trump ‘foolish enough’ to veto the defense bill? », Air Force Times, 3 décembre 2020; Anissa Boumediene, « Santé mentale de Trump: ‘Il est peut-être fou, mais cela ne doit pas faire écran à son action’ », 20 Minutes, 12 janvier 2018; Paul Arcand, « Est-ce que Trump est fou ? », La Presse, 7 février 2025.

(3) L’expression « folie rationnelle » est ici employée comme un oxymore, l’association de deux termes opposés. Elle est aussi (et souvent) employée pour dénoter une « folie de la rationalité », au sens de l’efficacité et du calcul.

(4) Bandy X. Lee (dir.), The dangerous case of Donald Trump: 27 psychiatrists and mental health experts assess a president, Thomas Dunne Books, St. Martin’s Press, 2017, et Bandy X. Lee (dir.), The More Dangerous Case of Donald Trump: 40 Psychiatrists and Mental Health Experts Warn Anew, World Mental Health Coalition, 2024. Ce dernier ouvrage est sorti avant l’élection présidentielle américaine.

(5) Les citations proviennent des chapitres écrits par G. Gilligan, L. Dodes et L. Ladner. Le verdict est peu nuancé et non dénué de problèmes éthiques, notamment parce que ces experts n’ont pas vu le patient. Bandy X. Lee et quatre de ses collègues notent cependant qu’« il existe des mesures comportementales et actuarielles qui ne nécessitent pas d’entretien personnel ».

(6) L’un des experts ayant contribué au livre édité par Bandy X. Lee note que « ses ‘faits’ [la réalité telle que Trump la perçoit] sont fluides, régis par ses besoins émotionnels ».

(7) N. Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, 1531, tr. T. Guiraudet, Bibliothèque Berger-Levrault, 1980.

(8) Erasme, Eloge de la Folie, 1511, tr. P. de Nolhac, Garnier-Flammarion, Paris 1964, LVII.

(9) « ‘Vous vous êtes mis sur votre 31 aujourd’hui ?’ : quand Donald Trump se moque de la tenue de Volodymyr Zelensky », Le Figaro, 28 février 2025.

(10) Eloge de la Folie, XXIX.

(11) Ibid. Une expression a été changée (« vous en délivre à merveille » au lieu de « en débarrasse à merveille ») : elle provient de la traduction proposée dans l’édition de Jean-Claude Margolin, Eloge de la Folie et autres écrits, Gallimard, Folio classique, 2010 (la traduction est de C. Blum, issue à l’origine de Erasme, Robert Laffont, collection Bouquins, 1992).

(12) Ibid., respectivement IV et V.

(13) « ‘Your Home for a Long Time’: Kelly O’Donnell Hits Back at Trump Calling NBC ‘One of the Worst Networks on Television’ », Mediate, 12 mars 2025.

(14) C. Bénévent, « Images et texte dans l’Éloge de la folie d’Érasme illustré par Holbein : la « tragique folie du monde » contre « la conscience critique de l’homme » ? », Dix-septième siècle, Folie et déraison à l’âge classique, 247(2), 2010, p. 197-212. La dernière citation issue de l’Eloge de la folie se trouve à la section LXVIII.