La chronique philo d'Alain Anquetil

L’usage (supposé) du bluff dans le contexte de la guerre en Ukraine - La chronique philo d'Alain Anquetil

L’usage (supposé) du bluff dans le contexte de la guerre en Ukraine - La chronique philo d'Alain Anquetil

Nous accueillons chaque semaine Alain Anquetil, professeur de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.

Aujourd’hui, vous allez nous parler de l’usage du bluff dans le contexte de la guerre en Ukraine.

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On a surtout parlé du supposé bluff de dirigeant.es et de médias russes à propos de l’utilisation d’armes nucléaires ou de menaces d’une troisième guerre mondiale. « Bien sûr que c’est du bluff », a déclaré François Hollande, l’objectif étant de « créer un climat de peur pour impressionner » (1). Un ancien ambassadeur américain en Ukraine observait toutefois que ce bluff avait fonctionné puisque, selon lui, « nous [les Occidentaux] avons bêtement joué [le jeu du président russe] en faisant officiellement savoir ce que nous n'étions pas prêts à faire pour ne pas [le] ‘provoquer’ » (2). Mais on a aussi écrit que « l'Occident [avait] réussi à déjouer le bluff de Vladimir Poutine » (3)…

Si l’on est convaincu que l’autre bluffe, sa ruse ne fonctionne plus...

Il est difficile de savoir si l’autre fait du bluff, notamment parce que le bluff possède une dimension émotionnelle qui échappe à l’évaluation rationnelle. Dans le cas qui nous occupe, l’objectif des dirigeant.es russes serait de faire en sorte que la perception des Occidentaux.ales soit façonnée par des émotions, par exemple la peur. Quand on bluffe, on produit une impression, ce qui est autre chose que de susciter seulement un calcul rationnel.

On retrouve cela au poker ?

Oui. Dans ce jeu, le bluff est le « procédé consistant à jouer gros sans avoir une bonne main, pour inciter l’adversaire à renoncer » (4). Le fait, pour le.la bluffeur.euse au poker (ou au-delà du poker), de montrer de l’assurance et de paraître déterminé.e contribue à donner « une vue fausse de quelque chose » et à rendre crédible un défi, une menace ou une démonstration de force (5).

Mais bluffer sur l’usage de l’arme nucléaire n’a pas la même portée que bluffer au poker…

Non. D’ailleurs on a souligné que « chaque fois que le.la dirigeant.e d’un État doté de l’arme nucléaire signale qu’il.elle est prêt.e à l’utiliser, il faut le prendre au sérieux » (6). Au poker, le bluff est normal et quasi ritualisé. Il fait partie du jeu. Chaque joueur.euse s’y attend et y consent.

On a soutenu que la vie économique fonctionnait comme le poker et que, par voie de conséquence, le bluff y serait également normal (7). Il pourrait en être de même pour la diplomatie (8), mais je ne suis pas sûr que le bluff attribué aux dirigeant.es russes s’inscrive dans le cadre d’un jeu.

C’est peut-être pour cette raison qu’il peut faire peur.

Oui, car un jeu comme le poker est régi par des règles connues à l’avance, ce qui est rassurant. Mais si un.e joueur.euse joue en-dehors des règles, l’incertitude peut être source d’angoisse.

Cependant, l’incertitude fait partie du bluff. Le philosophe Jeffrey Barker a discuté d’une distinction entre deux types de bluff en matière de dissuasion nucléaire (9). Le premier repose sur la menace d’utiliser l’arme nucléaire, mais sans que celui qui la formule ait l’intention de la mettre à exécution car il ne veut pas utiliser l’arme nucléaire. Evidemment, si les autres parties le découvrent, cette manœuvre ne peut réussir.

Le second bluff « laisse ouverte la possibilité de mettre la menace à exécution » (10). C’est-à-dire que l’auteur.rice de la menace est perçu « comme ayant la capacité et la volonté » de l’exécuter sans qu’il ait pour le moment l’intention de le faire, car il faudrait pour cela que certaines conditions soient remplies (la perception d’un danger par exemple). Et ces conditions peuvent elles-mêmes être volontairement formulées de façon ambiguë. On comprend alors qu’une telle situation n’ait pas le caractère rassurant d’un jeu…

(1) « Guerre en Ukraine. La menace nucléaire de Poutine : ‘Du bluff’, selon François Hollande », Ouest France, 28 février 2022.

(2) « John Herbst : ‘Si nous armons l'Ukraine jusqu'aux dents, une défaite de Poutine est probable’ », L’Express, 28 avril 2022.

(3) « The West has successfully called Vladimir Putin's bluff », The Daily Telegraph , 27 avril 2022.

(4) Grand Larousse de la langue française, Vol. 1, Librairie Larousse, 1989.

(5) Ibid.

(6) O. Oliker, « Putin’s nuclear bluff. How the West can make sure Russia’s threats stay hollow », Foreign Affairs, 11 mars 2022.

(7) Voir Albert Z. Carr, « Is bluffing ethical? », Harvard Business Review, 46(1), 1968, p. 143-153, et, pour une critique de l’analogie entre le poker et la vie économique, voir Daryl Koehn, « Business and game-playing: The false analogy », Journal of Business Ethics, 16(12/13), 1997, p. 237-242.

(8) Carr y fait allusion au début de son article.

(9) J. H. Barker, « The immorality of credible nuclear bluffs », Public Affairs Quarterly, 3(3), 1989, p. 1-14. Il discute de l’argument de John Hare, « Credibility and bluff », in A. Cohen et S. Lee (dir.), Nuclear weapons and the future of humanity, Rowman & Allanheld, 1986.

(10) Ibid.

Alain Anquetil au micro de Cécile Dauguet

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