Nous accueillons chaque semaine Alain Anquetil, professeur de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.
Aujourd’hui, vous allez nous parler des motifs qui ont conduit la Finlande et la Suède à demander leur adhésion à l’OTAN.
Si la motivation de ces deux pays est connue et facile à comprendre, le revirement de leur opinion publique et la vitesse avec laquelle ils ont préparé leur demande méritent que l’on y réfléchisse un peu (1).
C’est pour cela que vous parlez de leur droit de ne pas « s’exposer comme des proies » ?
Ce droit exprime l’impératif de se préserver soi-même face à un danger vital – une « menace existentielle », pour reprendre les termes de dirigeants russes (2).
Le mot « proie » a-t-il été utilisé dans le contexte de la guerre en Ukraine ?
Très peu. Il a été cité lors d’une réunion du Conseil de sécurité des Nations Unies à propos des réfugiés et des personnes déplacées, qui pourraient être les proies de trafiquants de toute espèce (3).
En quoi vous paraît-il pertinent ?
Parce que Thomas Hobbes, le philosophe anglais du 17ème siècle, en a fait usage à propos du droit que nous avons « de résister à ceux qui [nous] attaquent par la force pour [nous] ôter la vie » (4). Il affirme que « tout homme doit s’efforcer à la paix, aussi longtemps qu’il a l’espoir de l’obtenir, et que, quand il ne parvient pas à l’obtenir, il peut rechercher et utiliser tous les secours et les avantages de la guerre ».
Hobbes emploie le mot « proie » juste après, pour décrire la situation d’une personne qui renoncerait à son droit de faire ce qui lui plaît (c’est ce qu’on fait en société : on renonce à faire tout ce qui nous plaît), alors que les autres, avec qui elle est en relation, font ce qui leur plaît. Dans ce cas, dit Hobbes, cette personne n’a « aucune raison de renoncer à faire ce qu’elle veut, car, sinon, « ce serait s’exposer à être une proie, ce à quoi aucun homme n’est tenu ».
Hobbes utilise le mot « proie » dans des circonstances voisines. Par exemple, au chapitre suivant : « Celui qui serait modeste et accommodant, et qui exécuterait toutes ses promesses en un temps et un lieu où aucun autre ferait de même, s’offrirait aux autres comme une proie, et provoquerait assurément sa propre perte, contrairement au fondement de toutes les lois de nature qui tend(ent) à la préservation de la nature ». Et, dans un contexte un peu différent, Hobbes souligne l’importance de la libéralité, ou de la générosité, dont devraient faire preuve les gens riches, car cette vertu leur assure l’estime des autres. Mais une personne riche qui ne serait pas généreuse s’exposerait « à l’envie des hommes, comme une proie ».
Il faut éviter d’être vulnérable.
Oui, on retrouve l’idée du risque que l’on prend à être « exposé » à quelqu’un ou à quelque chose. Mais une proie est « un être vivant capturé et dévoré par un animal », qui est son prédateur, et, par analogie, une personne dont on s’empare, une victime livrée à la volonté conquérante d’autrui (5). La proie est aussi un « objet anéanti par un agent destructeur », comme lorsqu’un bâtiment devient la proie des flammes (6).
Ce qui évoque les destructions constatées en Ukraine …
Absolument. Et même si le mot « proie » est déplaisant – on n’aime pas que les relations entre proies et prédateurs, qu’on étudie dans l’écologie théorique, soient appliquées aux relations entre les êtres humains –, on peut l’invoquer, je crois, pour penser, d’un point de vue philosophique, les récentes demandes d’adhésion à l’OTAN.
(1) Voir par exemple « La Finlande et la Suède dans l’OTAN ? Pourquoi ces décisions seraient historiques », rmc.bfmtv, 16 mai 2022.
(2) « Poutine envisage d’utiliser l’arme nucléaire en cas de ‘menace existentielle’ », Le Point, 10 mai 2022.
(3) « Conflict, humanitarian crisis in Ukraine threatening future global food security as prices rise, production capacity shrinks, speakers warn Security Council », Security Council, 29 mars 2022.
(4) T. Hobbes, Léviathan, 1651, tr. P. Folliot, Les classiques des sciences sociales, 2002-2003. Toutes les citations qui suivent sont issues de cet ouvrage.
(5) Grand Larousse de la langue française, Vol. 5, Librairie Larousse, 1989.
(6) Ibid.
Alain Anquetil au micro de Cécile Dauguet
Toutes les chroniques philo d'Alain Anquetil sont disponibles ici