Nous accueillons chaque semaine Alain Anquetil, professeur de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.
Aujourd’hui, vous allez nous parler de la joie qui s’exprime à l’occasion des fêtes de fin d’année.
Plus particulièrement à l’occasion de la fête de Noël. La fête de Noël serait devenue mondiale (1). Dans certaines des régions du monde où elle est célébrée, elle n’a pas de référence chrétienne. Il faut dire qu’elle est pour une part devenue, pour reprendre l’expression de Claude Lévi-Strauss, une « fusion syncrétique », c’est-à-dire un mélange issu de différentes cultures et religions (2).
Et la joie de Noël serait également devenue mondiale ?
Du moins les attributs de Noël, notamment la distribution de cadeaux, le festin et l’arbre de Noël.
Et le père Noël…
Oui, car il dispense les cadeaux aux enfants. Il est apparu au XIXème siècle, mais il a une origine plus lointaine (3). La fête de Noël elle-même est née dans le monde romain au IVème siècle, où elle succéda à trois fêtes romaines, dont la fête des Calendes. Il est notable que Libanios (314-393), un sophiste grec, ait écrit que, lors de cette fête qui se déroulait en janvier et célébrait le temps nouveau, « les gens n’étaient pas seulement généreux envers eux-mêmes, mais aussi envers leurs semblables », et qu’« un flot de cadeaux se déversait de tous côtés » (4).
C’est une référence à l’esprit de Noël ?
C’est l’un de ses aspects importants. Mais à côté de la générosité, il y a, entre autres, l’amour, la bonté, le détachement (paradoxal) par rapport à l’argent (on dépense de l’argent à Noël), la fraternité, l’hospitalité et la chaleur humaine, la paix (pensons à la trêve de Noël), et la joie (5).
Un mot sur la joie, ce « sentiment de bonheur intense » (6).
Vous pensez à la joie qu’éprouvent les enfants lorsqu’ils reçoivent leurs cadeaux ?
Il existe une conception plus constante et moins émotionnelle de la joie, qui n’est pas réservée aux enfants et qui peut aussi s’appliquer à la fête de Noël.
On pense sans doute que la joie est un état, une manière d’être. Mais la joie a aussi été considérée comme une capacité psychologique, une vertu, c’est-à-dire comme « un trait de caractère dont un être humain a besoin pour s’épanouir ou vivre bien » (7).
Cela peut paraître étrange, parce qu’une vertu suppose un domaine dans lequel elle puisse s’exercer. La vertu de modération, par exemple, s’applique aux désirs et aux plaisirs qu’ils génèrent (cette vertu me pousse à les « modérer »), la vertu de générosité aux décisions portant sur ses biens personnels, lorsque d’autres personnes sont concernées (cette vertu me conduit à donner mes biens dans une certaine mesure) (8). Mais la joie comme vertu, à quoi s’applique-t-elle ?
Aux « buts suprêmes », répondent deux auteurs dans un récent travail de recherche (9). Leur perspective est théologique : après avoir passé en revue différentes définitions de la joie, ils en proposent une définition d’inspiration chrétienne. Mais leur propos peut être apprécié d’un point de vue profane.
Ils affirment que la joie n’est pas seulement un état, une réponse émotionnelle à des cadeaux de Noël, par exemple, ou à une ambiance chaleureuse. La joie est aussi une vertu parce qu’elle nous dispose, d’une part, à percevoir ce qui importe vraiment, ce qui possède une signification profonde, ce qui est suprêmement bon (au sens où rien ne peut être meilleur). Et la joie est une vertu parce que, d’autre part, elle nous dispose à agir, de façon constante, pour réaliser ce bien suprême.
Naturellement, il faut définir ce bien. Mais nous avons au moins une réponse à notre question, celle du domaine auquel s’applique la vertu de joie. Elle s’applique à la recherche du bien suprême – ou des biens suprêmes. On saisit la grande valeur de cette vertu, mais on saisit aussi sa complexité et les difficultés pratiques qu’elle suppose dans le monde qui est le nôtre.
Bonnes fêtes de fin d’année.
(1) Voir Daniel Miller, « Christmas. An anthropological lens », Journal of Ethnographic Theory, 7(3), 2017, p. 409-442.
(2) C. Lévi-Strauss, « Le père Noël supplicié », Les Temps Modernes, 77, mars 1952, p. 1572-1590, repris notamment dans Nous sommes tous des cannibales. Précédé de Le père Noël supplicié, Seuil, « La Librairie du XXIème siècle », 2013.
(3) Selon Martyne Perrot, « l’invention américaine de Santa Claus au XIXème siècle sera l’élément déterminant de l’évolution laïque et de la popularité croissante de la fête de Noël, en Europe comme aux États-Unis au XIXème siècle, puis de son universalisation au XXème » (Ethnologie de Noël. Une fête paradoxale, Grasset, 2000 ; voir aussi Faut-il croire au Père Noël ?, Le Cavalier Bleu Editions, 2015). Nadine Cretin souligne l’apparition au Moyen Age du culte de Saint Nicolas, qui distribuait des cadeaux et qui, comme notre père Noël, pouvait se promener dans les airs (Nadine Cretin, « Le solstice d’hiver et les traditions de Noël », Questes, 34, 2016, p. 139-166).
(4) Cité par Clement Miles, Christmas customs and traditions, Courier Dover Publications, 1912 / 1976, et repris par Daniel Miller, op. cit.
(5) L’« esprit de Noël » a fait l’objet de travaux scientifiques visant à repérer l’activité cérébrale qui le caractériserait. Voir Lise Loumé, « L’esprit de Noël est-il visible dans le cerveau ? », Sciences et Avenir, 22 décembre 2017.
(6) Dictionnaire historique de la langue française Le Robert, 4ème édition, 2010.
(7) R. Hursthouse, « Virtue theory and abortion », Philosophy and Public Affairs, 20, 1991, p. 223-246.
(8) M. C. Nussbaum, « Non-relative virtues: An Aristotelian approach », Midwest studies in philosophy, 13, 1988, p. 32-53.
(9) P. Ebstyne King et F. Defoy, « Joy as a virtue: The means and ends of joy », Journal of Psychology and Theology, 48(4), 2020, p. 308-331.
Alain Anquetil au micro de Cécile Dauguet
Photo de Brett Sayles provenant de Pexels
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