Aujourd’hui, se tient à Prague la première réunion de la Communauté politique européenne souhaitée par le Président français Emmanuel Macron. Est-ce que c’est un moment qu’on peut qualifier d’historique ?
Oui, même s’il est encore trop tôt pour dire si ce projet sera une réussite ou si, comme en 91 sous Mitterrand, il finira par échouer. Mais en attendant, il faut saluer une avancée vraiment importante en matière de politique extérieure de l’Union européenne. Cette communauté politique européenne, si elle est acceptée par toutes les parties prenantes, permettra de réaliser un des rêves des Pères fondateurs, c’est-à-dire l’extension de la Communauté européenne à l’ensemble du continent. Et si ça marche, il ne faudra pas oublier de remercier la Russie et Vladimir Poutine : car c’est bien la guerre en Ukraine qui a ravivé, en Europe, le besoin de repenser notre politique extérieure, surtout dans notre rapport à notre voisinage.
C’est dans cet objectif que la CPE comprend non seulement les 27 États membres de l’UE, mais aussi 17 autres États dont le Royaume-Uni, la Suisse, la Norvège, le Liechtenstein, les Balkans Occidentaux, les États candidats comme la Moldavie et l’Ukraine, et même la Géorgie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Donc oui, c’est bel et bien un moment historique.
Quels sont les enjeux principaux de cette première réunion ?
L’enjeu principal c’est la paix. C’est de pouvoir assurer à l’avenir la sécurité, la stabilité et aussi la prospérité du continent européen. L’enjeu c’est aussi de penser enfin l’Europe comme un continent, comme un espace d’influence qui dépasse le cercle initial des 27 États membres de l’UE. C’est d’étendre la solidarité et l’influence européennes au-delà du périmètre de ses seules institutions, et d’inclure, sans les intégrer pour autant, le plus grand nombre d’États voisins et amis. Il faut bien comprendre le contexte nouveau et très anxiogène de cette nouvelle tentative de créer une communauté politique européenne. On est face à une reconstitution de blocs, de pôles géopolitiques aux intérêts différents voire divergents et conflictuels. Et la place de l’Europe dans cette reconfiguration internationale, elle est encore floue.
L’Union européenne doit se penser comme un objet géopolitique et comme un agent d’influence, au même titre que les autres puissances, tout en conservant ses spécificités bien sûr. Donc l’initiative de créer cette communauté politique européenne, non seulement elle intervient au bon moment, mais elle porte aussi en elle l’espoir d’une Europe-puissance qui se pense et qui se projette comme telle. Et pour ça, elle propose à 17 pays non-membres de l’UE de s’associer dans un nouveau cadre informel, sur un pied d’égalité, pour penser et agir ensemble à l’échelle d’un continent entier.
Cette même initiative avait pourtant échoué en 1991. Pourquoi réussirait-elle aujourd’hui ? Quels sont les facteurs clés de succès ?
Si la proposition est sensiblement la même, le contexte est différent. Lorsque François Mitterrand propose la création de la communauté politique européenne en 1989, le mur de Berlin vient de tomber. Et on pressent déjà l’affaiblissement de l’URSS et la libération des États qui étaient jusqu’à présent dans son giron, au centre et à l’est de l’Europe. Donc pour anticiper la chute du régime, le président français propose de les intégrer, non pas dans la Communauté européenne puisque les niveaux économiques et sociaux sont trop différents et la situation politique trop instable, mais au sein d’une communauté élargie qui inclurait même la Russie. Sauf que le projet finit par être rejeté deux ans plus tard, lorsque l’URSS tombe définitivement et que les Américains ne voient pas d’un très bon œil d’associer la Fédération de Russie à une quelconque alliance européenne. En clair, les Américains sabotent le projet, ce qui convient très bien aux nouveaux États indépendants d’Europe centrale qui préfèrent penser leur adhésion à l’UE directement et qui voyaient dans l’idée de communauté politique européenne un moyen de retarder leur intégration.
En quoi le contexte est-il différent aujourd’hui ?
En 1991, on était dans une perspective de paix : la menace principale qu’était l’URSS venait de s’effondrer, la guerre froide prenait fin, et la paix semblait enfin à portée de main. Donc le besoin de créer une communauté politique européenne n’était plus aussi pressant. Aujourd’hui, on voit que c’était une erreur historique, fondée sur le fantasme d’une paix immuable en Europe.
Le contexte actuel est très différent parce que l’idée de communauté politique européenne refait surface sur fond de guerre, de conflictualité, de menace imminente. On en pressent enfin le besoin. Et cette fois, même les États-Unis semblent y voir un intérêt et ne risquent pas d’opposer leur véto, d’autant que contrairement au projet de 1989, la Russie est exclue d’office de la communauté.
Et qu’est-ce qui pourrait faire échouer le projet ?
Le contexte là encore. Certes, c’est un facteur clé et c’est ce qui a permis de relancer l’idée. Mais c’est aussi ce qui pourrait faire échouer le projet. Si la CPE ne se fonde que sur une alliance anti-Russie, comme l’encouragent d’ailleurs les Polonais et les Britanniques, ses bases seront fragiles. Alors que si la CPE est perçue et organisée comme un instrument ou un vecteur de puissance et d’influence du continent européen sur les affaires du monde, et dans un objectif de stabiliser durablement toute la région, alors là on a une vision de long terme et une vraie ambition qui peuvent porter le projet très loin. C’est ça qu’il faut rechercher et la communauté politique européenne, elle s’inscrit plus largement dans un objectif de souveraineté européenne. Avec l’idée maîtresse qui a jusque-là plutôt réussi aux Européens, celle qu’on est toujours plus forts à plusieurs que seuls. Sauf que jusqu’à maintenant, on n’avait pas vraiment trouvé le moyen d’associer d’autres États, des États non membres de l’UE, sans leur proposer d’adhérer. C’est pour ça que, si ça marche, la CPE pourra être vue comme un tournant de l’histoire européenne.