Cette semaine, nous retrouvons Marie-Sixte Imbert, directrice des opérations de l’Institut Open Diplomacy, pour sa chronique “Relations franco-allemandes”.
La dernière chronique sur les relations franco-allemandes avant la pause estivale, quelle conclusion ?
Je voulais parler de culture, avec les 30 ans d’Arte le 30 mai dernier. Un projet emblématique de la volonté de rapprocher Français et Allemands pour construire l’Europe. Mais ce sera plutôt un bilan d’une année riche de césures et perspectives nouvelles.
Quelques jours après les législatives, difficile de ne pas penser en premier lieu aux profondes mutations politiques des deux côtés du Rhin.
En septembre dernier, l’Allemagne a tourné la page des années Merkel, et des seize années de présence au pouvoir des chrétiens-conservateurs de la CDU-CSU. Le parti s’oriente vers une ligne plus conservatrice, avec Friedrich Merz à la barre.
Quant à elle, la coalition “feu tricolore” rassemble, pour la première fois à l’échelle fédérale, non pas deux mais trois partis : les sociaux-démocrates du SPD, les Verts, et les libéraux du FDP. On n’était pas forcément convaincu de sa viabilité, mais cette coalition s’est formée vite, sans pour autant éviter les sujets qui fâchent, et elle fonctionne malgré les débats qui l’agitent. On se demande si les Verts sont encore de gauche et n’ont pas complètement abandonné leur pacifisme traditionnel avec la guerre en Ukraine. Côté français, on pouvait craindre qu’ils ne bloquent les avancées sur la défense - c’est plutôt l’inverse qui se produit ! Quant au FDP, il a accepté une ligne plus sociale, ainsi que des dépenses accrues pour la défense.
Tandis qu’en France on pourrait tendre vers une pratique politique plus parlementaire, et une revalorisation du compromis.
Les élections ont rebattu les cartes. Alors que nous avons le scrutin majoritaire, la composition de l’Assemblée est plus proche que jamais de ce que la proportionnelle aurait donné. Avec des extrêmes, de droite mais aussi de gauche, plus forts à l’Assemblée qu’au Bundestag où la proportionnelle s’applique. Une remarque : au Bundestag, le “cordon sanitaire” prévaut face à l’AfD, Alternative für Deutschland - l’extrême-droite n’a ni vice-présidence, ni présidence de commission importante.
Outre-Rhin, le parti arrivé en tête désigne celui, ou ceux, avec lesquels il souhaite former une coalition. Ils négocient alors un contrat, contraignant, de coalition pour fixer le cap de l’action commune. L’Ambassadeur d’Allemagne en France, Hans-Dieter Lucas, le rappelait : les coalitions composées de partenaires différents sinon éloignés peuvent donner naissance à des gouvernements stables. Mais en France, les divers groupes de l'Assemblée avec qui Ensemble pourrait gouverner semblent refuser l’idée même de coalition : on s’orienterait vers des majorités texte par texte - même si on ne peut à ce stade écarter le risque d’une impasse, et d’une crise politique à l’issue incertaine. En tous les cas, le Parlement redevient un véritable lieu de débats, voire le centre du débat public.
Une vie politique chamboulée, à l’image de la réinvention des politiques publiques face à des crises protéiformes.
En Allemagne, habituée à la stabilité et à la continuité, c’était attendu. La nouvelle coalition, avec son contrat intitulé “oser plus de progrès”, veut moderniser en profondeur le pays, pour à la fois dépasser une forme de gestion avant tout du court terme pendant les années Merkel, et répondre aux urgences, environnementales ou numériques. Et comme en France, il faut sortir de la crise de la Covid, avec l’enjeu de lutter contre les inégalités.
Mais à changement d’époque, changement de politique : c’est la “Zeitenwende” - une révolution copernicienne en matière de défense (pensons au 100 milliards d’euros hors budget annuel inscrit dans la Loi fondamentale), en matière de politique étrangère et de relations avec la Russie, de livraisons d’armes, comme de commerce ou d’énergie avec la réduction de la dépendance envers la Russie et l’accélération des renouvelables - nous en avions parlé.
Et la France dans tout ça ?
Elle aussi a beaucoup à faire, mais elle peut se féliciter d’avoir défendu, parfois un peu seule ces dernières années, l’ambition d’une “souveraineté européenne”, et d’avoir ainsi structuré le débat public. Les rapports de force ont d’ailleurs évolué sur la scène européenne, l’Allemagne semble relativement moins influente et présente. Et la France peut faire valoir un bilan intéressant pour sa présidence tournante du Conseil de l’UE, qui prendra fin ce 1er juillet. L’Union a pris des mesures bien plus rapides, amples et inédites.
Une remarque sur la défense : l’Allemagne s’est rendue compte de la faiblesse de son armée, dans tous les domaines. La France peut mener des missions ponctuelles, avec un corps expéditionnaire au Mali, en Afghanistan. Mais l’ambition est celle d’un modèle complet : si beaucoup a été fait, sommes-nous à la hauteur ?
Des évolutions profondes, mais ont-elles trop tardé ?
Trop tard, pas assez vite, pas assez loin… Les critiques sont nombreuses, mais il me semble que le changement est réel, d’autant qu’il concerne la manière dont les Européens se perçoivent. Un exemple : dans un récent sondage en Allemagne, 52,9 % des électeurs des Verts soutiennent le fait que Berlin, si nécessaire, doit intervenir militairement dans un conflit - c‘est inédit ! Tenons compte du point de départ, pour construire pas à pas la transformation.
Une parenthèse : Angela Merkel disait dès 2015 que Vladimir Poutine vivait “dans un autre monde”. Avons-nous été naïfs ? Thomas Pellerin-Carlin, le directeur du centre énergie de l'Institut Jacques Delors, disait sur France Culture que l’Allemagne a surtout été “cupide”. Comment pondérons-nous les différents intérêts, les échelles d’action et de temps, comment prenons-nous en compte les différences de situations au sein de nos sociétés, les conséquences pour nous-mêmes et nos partenaires, pour faire des choix et les assumer collectivement ? Ces questions sont fondamentales.
À peine sortis de la crise de la Covid-19, comment répondre à l’urgence sans mettre à mal les objectifs de long terme en matière de transition environnementale, numérique ou de justice sociale ? Comment faire à la fois le présent et l’avenir ?
Il y a quelques semaines, nous avions parlé des risques liés à l’inflation des prix de l’énergie et de la crise économique, sur fond de perturbations profondes des chaînes de production et d’approvisionnement, des évolutions des marchés du travail et du manque de main-d'œuvre. En Allemagne, en 2022, deux fois plus de personnes vont prendre leur retraite par rapport à ceux qui vont entrer sur le marché du travail. Dans le “Podkast” de Hélène Kohl, j’ai été frappée par la phrase de la correspondante du Monde à Bruxelles, Cécile Boutelet : “On s'attend à un choc terrible”.
Eh bien jeudi dernier, le Ministre fédéral de l'Économie et du Climat, le Vert Robert Habeck, a tiré la sonnette d’alarme : la Russie utilise l’arme énergétique, alors que les Européens s’étaient laissé du temps pour réduire leur dépendance - dans l’intervalle, nous restons fragiles. Berlin a déclenché le niveau 2 de son plan d’urgence gazier, relancé le charbon, tandis que le Ministre libéral des Finances Christian Lindner a demandé "un débat ouvert et sans idéologie" sur le nucléaire. Pourtant il devait être remisé d’ici fin 2022, le charbon d’ici 2030 (“dans l’idéal”). “Le chemin que le pays s’apprête à prendre est difficile” selon Robert Habeck. La mobilisation est aussi de mise en France. La réponse tient dans l’équilibre entre les stocks stratégiques, la diversification et la sécurisation des approvisionnements avec de nouveaux partenariats mais aussi les renouvelables, tout en conservant des plans B et en favorisant la sobriété.
Temps de la réflexion, temps des compromis, temps de l’action : tout se cristallise ?
L’urgence est là, avec la nécessité de construire des réponses cohérentes à travers le temps et l’espace. Un exemple : la sobriété n'est pas qu'une mesure d'urgence, c’est aussi la clé d'un modèle plus durable et résilient. La coopération franco-allemande et européenne est une chance, à nous de l’utiliser comme levier. C’est ensemble que nous pourrons y arriver. Conclusion : affaire à suivre.
Marie-Sixte Imbert au micro de Cécile Dauguet