Cette semaine, nous retrouvons Marie-Sixte Imbert, Senior Fellow de l’Institut Open Diplomacy, pour sa chronique “Relations franco-allemandes”.
La pandémie de la Covid-19 a mis en lumière ces deux dernières années, l’importance des chaînes de production et notamment des chaînes industrielles, et posé la question de la réindustrialisation.
Oui, le débat n’est pas nouveau, mais la pandémie l’a éclairé de manière crue, et les campagnes électorales allemande puis française lui donnent un jour nouveau. La crise a rappelé la dépendance des économies mondiales : elle est très forte, en matière de biens transformés, des médicaments aux microprocesseurs, comme pour les matières premières dont les terres rares. En Allemagne, par exemple, de graves pénuries touchent 43 % de l’industrie manufacturière, de transformation des biens.
Avec une autre actualité, française, le déficit commercial en 2021, estimé à 84,7 milliards d’euros par les douanes. Soit 20 milliards de plus qu’en 2020, alors que l’industrie manufacturière n’a pas encore retrouvé son niveau pré-Covid. Le chiffre est néanmoins grevé par les prix de l’énergie, et la balance des services a atteint un excédent record. Ceci dit, il y a urgence à agir en matière d’industrie, pour des raisons économiques comme géostratégiques.
Avant d’examiner l’urgence, peut-on parler d’un modèle français et d’un modèle allemand en matière d’industrie ?
Oui, à grands traits, la France compte un grand nombre de PME, quelques grands groupes mais peu d’entreprises de taille intermédiaire. Elle est plutôt tournée vers les services. L’industrie représente 10 % de l’économie, et plutôt des biens de moyenne technologie. À noter néanmoins, la qualité des infrastructures, ainsi qu’une productivité plutôt élevée. Et à ne pas oublier, une tradition d’Etat stratège.
Tandis qu’en Allemagne, le tissu économique s’appuie sur un grand nombre d’entreprises de taille intermédiaire, souvent familiales, autour du Mittelstand, et un maillage de banques régionales. L’industrie représente plus de 21 % du PIB. Et l’économie, plus ouverte, notamment vers l’Asie, exporte notamment des biens de haute technologie, plus résistants face à la concurrence. À cela s’ajoute l’importance de la cogestion, avec les partenaires sociaux, au sein des entreprises et des branches. Enfin, l'économie allemande est historiquement fondée sur l’ordolibéralisme et l’économie sociale de marché : l’industrie en est un pilier.
Au fond, il y a une constante : les Français ont tendance à surestimer les atouts industriels de l'Allemagne, et à minorer les leurs !
Nous avons des modèles économiques et des politiques publiques bien différents, nous ne sommes pas toujours objectifs en examinant la situation de notre voisin … Et pourtant nous dessinons ensemble des stratégies communes. Comment de tels rapprochements ont-ils été construits ?
La clé : un environnement mondial aux tensions croissantes, et la concurrence nouvelle, y compris dans les secteurs de haute technologie, d’un certain nombre de nouveaux acteurs. Pour l’Allemagne, la montée en puissance et la concurrence nouvelles de la Chine ont sans doute joué un rôle de réveil. Sans oublier la nécessité, collective, de faire face au double défi du changement climatique et du numérique. Un défi qui exige une mutation voire une reconversion de certains secteurs clés en Allemagne, et des investissements majeurs dans les infrastructures.
Face aux inquiétudes internationales, le moteur franco-allemand a fini par se mettre en route. Ce changement a été initié par le “manifeste franco-allemand pour l’industrie” en 2019, qui a d’ailleurs ouvert la voie à la nouvelle stratégie européenne en 2020.
L’échelle européenne est ainsi considérée comme le bon niveau pour agir en matière industrielle ?
Sur un certain nombre d’aspects, oui, en complément des autres niveaux d’action. Le Conseil de l’UE le rappelle, l’objectif est de “rendre son industrie plus compétitive au niveau mondial, et d'en renforcer l'autonomie et la résilience”. Les projets sont nombreux, par exemple depuis début février en matière de semi-conducteurs.
Ce qui ne résout pas, loin s’en faut, toutes les différences. Entre profond changement de philosophie en Allemagne et en Europe, et utilisation des exemptions possibles ou assouplissement des règles, il y a encore matière à débat. Et n’oublions pas enfin que les “petits” Etats s’inquiètent que la politique industrielle profite surtout aux “grands” Etats. La France et l’Allemagne ont déjà initié des PIIEC, qui permettent des exemptions aux règles sur les aides d’Etat. Ce sont des projets importants d'intérêt européen commun : en cours sur les batteries électriques, ou à venir sur l’hydrogène, le cloud ou la santé.
Finalement, il ne s’agit sans doute pas tant de devenir autosuffisants dans tous les domaines, que d’instaurer de nouveaux rapports de force, diplomatiques et commerciaux, pour reconstruire notre souveraineté. Toute la question est : à quel rythme ?
Source photo Usine Renault de Douai.
Marie-Sixte Imbert au micro de Cécile Dauguet