Euronomics sur euradio est une émission du Centre de Politique Européenne, think-tank spécialisé dans l’étude des problématiques réglementaires, économiques et technologiques européennes, dont Victor Warhem, économiste de formation, est le représentant en France.
Bonjour Victor Wahrem, aujourd’hui, vous allez nous parler de toutes les annonces faites dans le cadre de la constitution d’une réelle Europe de la défense, au niveau européen, mais aussi en France et en Allemagne.
Oui Laurence, compte tenu du désengagement de plus en plus clair de la part des Américains à l’égard de l’Ukraine, et très probablement bientôt à l’égard de l’OTAN, l’Europe - comme je n’ai cessé de le prédire depuis des mois – n’a eu d’autre choix que d’aller de l’avant, et le moins qu’on puisse dire est que, pour une fois, elle n’y est pas allée de main morte !
Cela fait plaisir à entendre, l’Europe ne compte pas se laisser faire. Comment cela se concrétise-t-il ?
Regardons déjà ce qui se passe au niveau européen. Ursula von der Leyen a annoncé mardi dernier le plan « ReArm Europe », un plan de 800 milliards d’euros, qui comportera notamment un volet d’endettement commun de 150 milliards.
Le reste des 800 milliards proviendra des dépenses de défense supplémentaires des Etats-Membres, dont 1,5% du PIB ne sera pas comptabilisé dans l’évaluation des déficits publics prévue par le Pacte de Stabilité et de Croissance, et proviendra également des fonds européens gérés par exemple par la Banque Européenne d’Investissement, qui pourra donc désormais financer des projets liés à la défense.
La Commission prévoit de ne pas comptabiliser le surcroit de dépenses de défense par les Etats Membres pendant 4 ans. On peut donc estimer que ces 800 milliards devraient être déployés sur la même période à peu près, soit environ 200 milliards d’euros supplémentaires par an pour la défense, ce qui représente une hausse de 50% par rapport au montant total dépensé en Europe annuellement de 400 milliards actuellement.
Cela n’est donc pas rien du tout, et bien plus, même, que le montant que j’évoquais de 500 milliards en négociation au début du mois de février.
Inouï ! Et au niveau des Etats Membres ?
Alors, commençons par l’Allemagne.
Outre-Rhin, le chancelier en devenir Friedrich Merz n’a pas perdu de temps et a conclus ces derniers jours un accord avec Lars Klingbeil, le chef par intérim du SPD, pour relancer la défense à hauteur de 500 milliards d’euros, un montant ahurissant ! Ces investissements doivent être lissés sur 10 ans, mais avec probablement une concentration de dépenses au démarrage, ce qui sera permis par une réforme du fameux frein à l’endettement en discussion actuellement, et dont le succès est quasiment acquis.
La réforme prévoit ainsi notamment que toute dépense de défense excédant 1% du PIB sur une année ne seront pas inclues dans le calcul des déficits publics qui détermine l’activation ou non du frein à l’endettement.
Et pour la France, Victor Warhem ?
La France n’est pas en reste, ma chère Laurence ! Le Président Macron a en effet annoncé mercredi soir que l’avenir de l’Europe ne serait décidé ni à Washington, ni à Moscou.
Autrement dit, la France se réarme également, probablement à hauteur de plusieurs centaines de milliards d’euros sur les prochaines années, même si les règles européennes limitant l’endettement dans ce cadre à 1,5% du PIB pendant 4 ans réduisent les ambitions du Président, qui voulait les faire passer de 2 à 5% du PIB, soit une hausse de 3% et non pas 1,5, ce qui ne sera pas possible pour un pays aussi endetté que la France.
Sur ce point, les choses peuvent encore évoluer puisque les Allemands eux-mêmes sont insatisfaits de cette exclusion temporaire et limitée des dépenses de défense du Pacte de Stabilité.
L’Europe de la défense va donc aboutir à une modification des équilibres géopolitiques au sein même de l’Europe, si je comprends bien.
En effet, parce que l’Allemagne peut investir massivement grâce à sa situation budgétaire favorable, elle se donne les moyens de devenir la première puissance militaire européenne, et probablement de loin, avec ces investissements.
Par ailleurs, les enjeux géopolitiques de gouvernance de cette nouvelle Europe de la défense ne sont absolument pas traités pour le moment : comment remplacer le leader américain pour protéger le continent des menaces extérieures ? Il faudra probablement innover en la matière, mais ça, l’Europe a l’habitude de le faire. Je suis donc confiant dans notre capacité à créer une force de dissuasion européenne conventionnelle face à Poutine, outre donc la dissuasion nucléaire française possiblement européanisée.
Qu’ajouter à cela ?
Je tiens juste à tempérer un peu désormais l’enthousiasme autour des annonces faites cette semaine.
Tout d’abord, il ne faut pas oublier que ces montants reprennent en partie de l’argent déjà engagé – au niveau européen essentiellement – et qu’ils s’étalent sur 4 à 10 ans, ce qui ne nous permet pas d’envisager de réellement concurrence les Etats Unis en termes de puissance militaire. Nous arriverons probablement à un peu plus de la moitié de leurs dépenses annuelles de défense, mais guère plus.
Par ailleurs, la limite à ce stade de 4 ans imposée par la Commission en termes de dépenses de défense supplémentaires me laisse penser que les dirigeants européens se laissent en réalité la possibilité de faire marche arrière sur l’Europe de la défense si jamais une administration démocrate revenait au pouvoir aux Etats Unis dans 4 ans.
Ce serait une erreur monumentale si c’est le cas.
C’est un gros bémol en effet, qu’aurait-il fallu faire dans ce cas ?
Eh bien je vais vous le dire ! Ça n’est pas 800 milliards que nous aurions dû annoncer, mais bien le double, si l’objectif était bel et bien de faire de l’Europe une nouvelle puissance militaire mondiale.
Ces 800 milliards ne sont qu’une réaction historique en réalité, pas un réel désir d’avenir commun si vous voulez mon avis.
Donc, applaudissons les progrès obtenus, mais gardons la tête froide face à un monde de plus en plus fragmenté où l’Europe est le dernier grand bastion de la démocratie et de la liberté.
Un entretien réalisé par Laurence Aubron.