Épisode 10 de notre rendez-vous Les épidémies dans l’histoire, en partenariat avec le Centre de Recherches en Histoire Internationale et Atlantique (CRHIA) des Universités de Nantes et La Rochelle.
Comme chaque semaine, nous remontons le temps sur la piste des épidémies qui ont marqué l’histoire. Aujourd’hui, c’est Stanislas Jeanneson, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Nantes, qui est présent avec nous pour parler de la grippe espagnole qui s’est répandue en 1918 et 1919.
Comment se propage la grippe espagnole à l’époque, on parle de “vagues” de contagion ?
Oui c’est ça, il y a en réalité trois vagues de contagion avec une chronologie assez précise. La grippe naît au mois de mars 1918, vraisemblablement aux Etats-Unis, même s’il y a débat sur cette question – certains parlent d’une origine asiatique. La première vague se déroule d’avril à juillet 1918. L’épidémie franchit l’Atlantique pour arriver en Europe. Le virus est beaucoup plus virulent lors de la deuxième vague, d’août à décembre 1918. Le virus repasse alors d’Europe en Amérique et en même temps commence à se répandre dans les autres parties du monde, notamment en Asie et en Afrique. Et puis on a une troisième vague, elle aussi très mortelle, de janvier à avril 1919. Le virus devient vraiment une pandémie et sera très violent en Asie.
Les dates coïncident avec la première Guerre mondiale. La guerre a-t-elle accéléré la diffusion de l’épidémie ?
C’est le mot juste : cette guerre “accélère” l’épidémie. L’épidémie ne naît pas à cause de la guerre. Mais il se trouve qu’il y a coïncidence entre la naissance de cette maladie et la fin de la première Guerre mondiale. Cette maladie voit sa propagation accélérée par les conditions propres à la guerre. Plusieurs facteurs vont contribuer à cette diffusion. D’abord la mobilité des troupes. Les soldats sont porteurs du virus, et notamment les soldats américains. C’est justement à partir du début de l’année 1918 que les troupes américaines franchissent l’Atlantique. On a deux millions de soldats américains qui vont gagner l’Europe alors que beaucoup d’entre eux sont porteurs du virus. Il faut aussi ajouter les démobilisations. Après l’armistice, certains soldats issus des colonies vont rentrer chez eux, portant ainsi le virus jusqu’en Asie, en Inde notamment ou en Afrique. Et puis, il faut mentionner les conditions d’hygiène, la promiscuité. Pas de distanciation sociale possible sur le front. Et puis, une condition indirecte de la guerre qui va aggraver l’épidémie : la censure. La guerre est encore d’actualité à l’époque où se répand le virus et il faut maintenir le moral des troupes au front et à l’arrière, il faut rester concentré sur la victoire. On ne va donc pas prendre la mesure exacte du phénomène et le minimiser dans la presse en l’appelant par exemple par simple “grippe”. Ceci pour rassurer les populations.
Est-ce qu’on est conscient à cette époque-là, d’un point de vue scientifique, de la virulence de cette épidémie ?
Oui, on se rend compte qu’il y a des caractéristiques à cette épidémie qui sont absolument tragiques : le taux de contagiosité de l’épidémie, il n’y a pas non plus d’immunité car le virus est complètement nouveau. On estime qu’il y aura environ 600 millions de personnes contaminées soit un tiers de la population mondiale. C’est gigantesque. A partir de la deuxième vague, la mortalité est très forte : 8 à 10% des personnes infectées meurent. Si on calcule, on arrive à 50 voire 60 millions de morts sur toute la surface du globe. On a longtemps parlé de 20 millions de morts à l’époque, mais si ce chiffre était alors inexact, c’était déjà énorme ! Ce qu’on observe aussi c’est la très grande rapidité avec laquelle se propage le virus. Il y a deux à trois jours d’incubation, trois à cinq jours de symptômes, à l’issue desquels peut s’en suivre dans 8 à 10% des cas la mort – dans des conditions assez épouvantables d’ailleurs ! On se rend compte aussi que tous les âges sont touchés, une caractéristique propre à la grippe espagnole qui la distingue d’une grippe saisonnière. Les populations entre 20 et 60 ans sont touchées. La médecine est consciente mais impuissante face à la virulence du virus. On va se rabattre sur des mesures prophylactiques. C’est d’autant plus déroutant à l’époque que la médecine avait fait un certain nombre de progrès. Mais face au virus, ces derniers ne suffisent pas.
Est-ce que la science était déjà assez avancée pour pouvoir prendre des mesures barrières efficaces ?
Effectivement, les seules mesure qu’on va adopter ce sont des mesures prophylactiques comme le port du masque. C’est très étonnant d’ailleurs de voir des photos de l’époque, notamment aux Etats-Unis où l’on voit des couturières fabriquer des masques à la chaîne, où l’on voit des soldats américains qui défilent en porter. Des mesures de désinfection vont également être prises. En revanche, on va maintenir les écoles, les commerces, les bars et restaurants ouverts. Seuls certains lieux publics vont être fermés, notamment certaines salles de spectacle aux Etats-Unis. Port du masque, désinfection, mesures d’hygiène, lavage des mains, mais aucune distanciation sociale, pas de fermeture non plus. Mais il faut avoir conscience qu’à l’époque la guerre est toujours d’actualité et il est donc complètement inconcevable de prendre des mesures drastiques de fermeture ou de confinement comme cela s’est vu pendant l’épidémie de Covid-19.
Pour tout savoir sur le sujet, rendez-vous sur la chaîne YouTube du Centre de Recherche en Histoire Internationale et Atlantique.
Découvrez également l’émission Les Voies de l’Histoire, une coproduction euradio – CRHIA.