Docteur en droit public, enseignante à Sciences-Po Aix et à l'ESSEC, Élise Bernard décrypte chaque semaine les traductions concrètes, dans notre actualité et notre quotidien, de ce grand principe fondamental européen qu’est l’État de droit. Ses analyses sont publiées sur la page Europe Info Hebdo.
L’État de droit ce n’est pas une notion exclusivement européenne, on l’a vu la semaine dernière, mais est-ce qu’on peut vraiment dire que les États-Unis ont une vision similaire à la nôtre ?
Comme souvent, oui et non. Oui, parce que nous partageons cet attachement aux textes constitutionnels, avec ses procédures prévisibles qui permettent à chacun de savoir qu’il dispose d’un recours pour limiter la puissance publique quand cela lui semble nécessaire. Ce qui va varier, c’est le domaine dans lequel on invoque l’État de droit et la rhétorique politique américaine liée à l’expression d’État de droit.
Est-ce que ça ne crée pas des malentendus sur la scène internationale mondiale cette rhétorique américaine ?
Probablement que oui ! Pendant la Guerre froide, et donc la guerre des idées, l’essentiel du discours consiste à décrédibiliser les systèmes soviétiques. Certes, il y avait des constitutions et des procédures, mais elles ne pouvaient pas être comparables, car l’État de droit ne se retrouvait pas dans ces schémas. Cette habitude s’est maintenue au début des années 1990. La grande thèse, c’était que si les perdants de la Guerre froide se retrouvaient impliqués dans des mécanismes d’État de droit, forcément, ils les adopteraient en interne. Le problème, c’est que côté chinois et russe pour ne pas les citer, État de droit signifiait capitalisme occidental vainqueur. Et des USA en particulier.
Ah oui donc j’imagine que quand l’Union européenne invoque l’État de droit à la chute du rideau de fer pour réimaginer l’Europe post-guerre froide, le message n’est pas forcément clair.
Oui on peut même se poser la question encore aujourd’hui quand on lit ou entend des thèses relatives à l’extension/invasion/ingérence de l’empire UE. Si les représentant·es européen·nes, institutions ou États, font des sorties et multiplient les communications et emploient le terme d’État de droit dans des contextes précis, c’est toujours difficile de rattraper 70 ans d’usage intéressé. Et des représentants comme Orban en jouent : il a probablement bien compris cela. Il a fait une partie de ses études aux États-Unis et s’adresse à une population qui a connu la guerre froide et les ratés du capitalisme. Devenus les ratés de l’État de droit dans les discours.
Donc les États-Unis ont des mécanismes conformes à l’État de droit dans leur propre ordre juridique, mais pas spécialement des mécanismes pour une vision exigeante de l’État de droit.
Exactement. L’expression a été plus ou moins instrumentalisée, on l’a vu. Ce qui est particulièrement net, à l’heure actuelle, c’est la façon avec laquelle les droits fondamentaux sont remis en question. Par exemple, sur la balance, la liberté d’entreprendre pèse plus lourd que la protection des données personnelles et le secret des communications privées. C’est de l’État de droit, cela ne me semble pas très exigeant et donne raison à cette hypothèse du capitalisme vainqueur. C’est difficile de communiquer sur le RGPD, les ambitions du Privacy Shield, mais il s’agit bien de sujet d’affrontement entre UE et USA qui sont en désaccord sur le poids à donner à la liberté d’entreprendre par rapport au droit à la vie privée.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.