L'humeur européenne de Bernard Guetta

L’Iran, ou le pays des citoyens avertis

© Wikimédia Commons - PersianDutchNetwork (Manifestation massive de la communauté persane contre le régime islamique à Téhéran. Berlin, le 22 octobre 2022.) L’Iran, ou le pays des citoyens avertis
© Wikimédia Commons - PersianDutchNetwork (Manifestation massive de la communauté persane contre le régime islamique à Téhéran. Berlin, le 22 octobre 2022.)

Chaque semaine sur euradio, retrouvez la chronique de Bernard Guetta, député européen, qui effectue un retour sur les actualités et événements européens actuels.

C’est un pays de 90 millions d’habitants que bordent l’Irak et la Turquie à l’Ouest, les monarchies du Golfe au Sud, l’Arménie, l’Azerbaïdjan et le Turkménistan au Nord, l’Afghanistan et le Pakistan à l’Est. Gorgé de pétrole et constitué pour moitié de minorités ethniques ou religieuses, l’Iran est ainsi cerné de zones de conflits, de guerres ouvertes et d’Etats sunnites avec lesquels ce berceau du chiisme a de tous temps été en compétition.

L’ancienne Perse contre laquelle Mahomet avait unifié la péninsule arabique dans la foi nouvelle de l’islam est ainsi devenue une bombe à retardement. Il y a toutes raisons de craindre que l’affaissement de son régime ne provoque bientôt de telles secousses internes que toute la région ne finisse par en être affectée.

Le danger est immense et le seul moyen de l’éviter serait que les Iraniens parviennent à organiser une transition politique entre la théocratie agonisante et le régime de libertés auquel ils aspirent si massivement.

C’est ce qui s’était passé en Espagne entre la fin du franquisme et l’instauration de la démocratie. L’Europe, bien sûr, n’avait alors rien à voir avec le Proche-Orient d’aujourd’hui. L’Espagne était en paix, l’Iran ne l’est pas, mais à un demi-siècle d’écart, les Iraniens bénéficient du même atout que les Espagnols.

Comme eux hier, ils ont l’avantage que se soit développée au sein même de leur dictature, une frange d’hommes en rupture avec l’orthodoxie du système en place, de réformateurs souhaitant de véritables changements ou assez lucides pour en voir la nécessité.

En Espagne il s’agissait essentiellement de technocrates formés aux Etats-Unis ou dans les capitales européennes. En Iran, ces hommes, parfois ces femmes aussi, ont tous cru à la révolution islamique qu’ils avaient, pour certains, défendue jusqu’à participer aux répressions de masse mais dont ils ne toléraient plus la corruption, la cécité et l’aventurisme régional.

Beaucoup ont discrètement marqué leur différence sur les bancs du Parlement, dans la presse, la culture ou même les plus hauts échelons de l’appareil. D’autres ont de fait rompu avec l’establishment théocratique en se présentant comme réformateurs déclarés à des fonctions électives, mairie, députation ou présidence de la République.

Ceux dont les candidatures n’avaient pas été interdites par les instances théocratiques sont ainsi devenus des opposants venus de l’intérieur du régime, vite marginalisés, totalement paralysés comme Mohammad Khatami, le réformateur élu et réélu à la présidence en 1997 et 2002, voire même placé en résidence surveillée comme Mir Hossein Moussavi, candidat à la présidentielle de 2009 contre l’ultra-conservateur sortant Mahmoud Ahmadinejad en faveur duquel les urnes avaient été bourrées.

Il existe ainsi en Iran plusieurs bataillons de cadres réformateurs, déclarés ou masqués. Leur nombre varie considérablement suivant les administrations mais on en trouve jusque dans le clergé. C’est une situation très comparable à celle qu’avait révélée en URSS la Perestroïka de Mikhaïl Gorbatchev et ces hommes – c’est à espérer, croisons les doigts – pourraient jouer pour un temps le rôle de relève qui devrait normalement revenir à des forces d’opposition organisées qui n’existent depuis longtemps plus.

Dans ce pays autrefois si politisé, les partis et même les courant politiques ont tous été détruits par les arrestations, exécutions et assassinats de masse conduits par cette théocratie sans pitié.

A part les réformateurs issus du régime, il n’y pour l’instant pas de forces prêtes à prendre le pouvoir en mains mais cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas d’opposants en Iran.

Artistes, avocates ou écrivains, ce pays compte au contraire de nombreuses figures admirées pour le courage avec lequel elles se sont dressées contre les mollahs. Non seulement ces dissidents pèseront dans les débats à venir mais les batailles qui n’ont cessé de défier la République islamique depuis quelque trois décennies ont aussi formé d’innombrables homme et femmes au combat pour la liberté.

Déjà cinquantenaires, les plus vieux ont connu les mobilisations pour l’élection et la réélection de Mohammad Khatami. Les plus jeunes sont descendus dans la rue après la mort, en 2022, d’une jeune femme assassinée par les miliciens du régime pour ne pas s’être suffisamment voilée. Ce fut l’essor du mouvement Femme, Vie, Liberté et, entretemps, il y avait eu la Révolution verte de 2009, les immenses manifestations de protestation contre la réélection truquée de Mahmoud Ahmadinejad.

A chaque fois, le pouvoir avait su reprendre la main par une répression toujours plus féroce. Pour la seule année passée, les mollahs ont procédé à plus de 500 exécutions capitales mais cette lutte constamment recommencée du pays réel contre le pays légal a fait de l’Iran un total paradoxe. Alors que la dictature y est si féroce et que les institutions républicaines y sont totalement régies par les institutions religieuses qu’incarne le Guide suprême, on ne trouve dans aucun autre pays au monde autant de citoyennes et citoyens bénéficiant d’une telle expérience politique.

L’Iran est par excellence le pays des citoyens avertis. Pour éviter un chaos bientôt sanglant, il suffirait que les plus respectés des réformateurs et des dissidents appellent ensemble à une transition pacifique permettant la constitution d’un échiquier politique et l’organisation d’élections libres. Le temps presse. C’est une question de jours.

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