Comme toutes les semaines, nous accueillons Jenny Raflik, professeure d'Histoire à l'Université de Nantes pour sa carte blanche de la PFUE.
Les Européens multiplient depuis quelques temps les déclarations en direction de l’Asie.
En effet : Le 28ème sommet UE-Japon a eu lieu le 12 mai dernier. Le président du Conseil européen, Charles Michel, et la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, ont rencontré le Premier ministre japonais, Fumio Kishida, à Tokyo.
Cette semaine, s’est tenu le « dialogue sur le commerce et l'investissement » entre l’UE et Taïwan. Taïwan est le 14e partenaire économique de l’Union, et elle-même est le premier investisseur étranger de l'île. Après les visites de parlementaires européens à Taïwan, en novembre 2021, ainsi que le renforcement des liens bilatéraux avec certains pays membres, comme la République tchèque et la Lituanie, on voit que l’UE affiche son soutien à Taiwan.
D’autant que les relations avec la Chine, elles, sont tendues. Notamment sur fond de guerre en Ukraine.
L’intérêt européen dépasse donc le cadre des relations bilatérales avec ces pays ?
C’est bien pour l’ensemble de la zone asiatique que les Européens ont exprimé leur intérêt. La présidente de la Commission européenne et le président du Conseil européen ont déclaré que l’Union européenne souhaitait jouer un rôle plus important en Asie, qu'ils ont qualifiée de « théâtre de tensions », évoquant notamment la menace nord-coréenne, ainsi que la situation dans l’est et le sud de la mer de Chine, où des litiges territoriaux maritimes opposent, entre autres, la Chine et le Vietnam.
C’est face à la Chine que les Européens se positionnent en Asie. Premièrement en réponse à la politique active déployée par la Chine développe en Europe : rappelons son avancée dans les Balkans présentée sur nos ondes. Deuxièmement parce que la Chine est le principal soutien de la Russie dans le contexte actuel de guerre en Ukraine.
Dans cette stratégie, quel rôle joue le rapprochement avec le Japon ? Est-il d’abord économique ?
Oui. Depuis 2019, un accord de libre-échange entre l'Union européenne et le Japon a permis la suppression d'environ 90 % des droits de douane pour les exportations de produits japonais vers l’UE. À terme, 99 % des produits japonais en Europe et 97 % des produits européens au Japon seront exemptés de taxes.
Or, l’UE est le second fournisseur du Japon, précisément derrière la Chine qui représente 25 % des importations japonaises. L’Union européenne est également le troisième client du Japon avec 11 % des exportations japonaises, derrière les États-Unis et toujours la Chine (19 % chacun). En 2018, cela représentait un total de 65 milliards d’euros d’exportations de l’UE vers le Japon, contre 70 milliards d’importations.
Un rapprochement dans le cadre du traité de libre-échange, donc. Mais uniquement cela ?
La coopération est aussi technologique. Lors du dernier sommet, l'UE et le Japon ont lancé un partenariat numérique, portant sur quelques domaines clef : une 5G sécurisée, et les technologies « au-delà de la 5G » et 6G ; des applications de l'intelligence artificielle ; la résilience des chaînes d'approvisionnement mondiales dans l'industrie des semi-conducteurs ; les infrastructures de données vertes et le développement de compétences numériques pour les travailleurs.
Enfin, la coopération est aussi énergétique. Le Japon, par ses livraisons de GNL à l’Europe, lui permet de réduire sa dépendance à l'égard de la Russie et de diversifier ses sources d'approvisionnement.
Le rapprochement est-il également sensible en politique extérieure ?
Oui. Non seulement les dirigeants japonais et Européens se sont accordés pour condamner l'agression de la Russie, mais ils se sont aussi mis d’accord aussi sur la politique de sanction à mener. Et cela n’allait pas de soi. Rappelons-nous : en 2014, lors de l’annexion de la Crimée par la Russie, le Japon n’avait pas suivi les sanctions internationales. Et Shinzo Abe (le Premier ministre de l’époque) avait ensuite rencontré 27 fois Poutine afin de tisser une relation particulière avec lui.
Or, depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le premier ministre japonais s’est aligné sur les mesures de rétorsion occidentales, que ce soit l’exclusion de certaines banques russes du système Swift, le blocage des avoirs des principaux dirigeants du pays où encore des restrictions concernant l’exportation de technologie de pointe. Le gouvernement japonais a même décidé d’utiliser un jet privé réservé à l’Empereur et au Premier ministre afin d’assurer le transport au Japon de 325 réfugiés ukrainiens. Le chiffre peut sembler faible. Mais 325, c’est plus que tous les réfugiés acceptés par le Japonais au cours des 7 dernières années. C’est donc une mesure plus que symbolique : un véritable changement de paradigme dans la politique japonaise, jusqu’ici très fermée aux réfugiés.
Quels sont les intérêts du Japon en la matière ?
Juridiquement, le Japon et la Russie sont toujours en situation de guerre depuis août 1945, à cause de quatre îles : Etorofu, Shikotan, Habomai, et Kunashiri ; quatre îles appelées « Kouriles du Sud » par la Russie et « Territoires du Nord » par le Japon. Quatre îles annexées par les Soviétiques en août 1945, mais depuis revendiquées par le Japon. L’Union soviétique avait proposé à plusieurs reprises la restitution de deux des îles en échange d’un apport financier japonais pour le développement de la Sibérie. Mais Tokyo n’avait pas donné suite restant sur sa position inflexible de retour de ces quatre îles dans le giron national.
En 2018, Poutine avait proposé au Japon un traité de paix. Mais depuis, aucun accord n’a pu intervenir sur ces îles. Le Japon va donc chercher un soutien en Europe.
Pourquoi accorder autant d’importance à ces îles ?
Leur population actuelle ne dépasse pas 17 000 personnes selon les statistiques officielles. Mais elles présentent des atouts importants. Elles sont très riches en eaux thermales, en minerais et en métaux rares, comme le rhénium, utilisé pour la fabrication des moteurs d'avions supersoniques. Elles sont aussi d’immenses réservoirs de poissons, grâce à la rencontre de courants chauds et froids, favorisant le développement du plancton.
Ces îles ont également une importance stratégique : elles permettent l'accès permanent à l’océan Pacifique pour les bâtiments de guerre russes basés à Vladivostok grâce au détroit entre Kounachir et Itouroup qui ne gèle pas en hiver. Enfin, le contrôle intégral des îles protège la mer russe d’Okhotsk, plus au nord, d'une éventuelle incursion sous-marine étrangère.
C’est en partie en raison de cet intérêt stratégique que le Japon pourrait trouver un soutien du côté de l’Europe.
Mais le sujet est loin d’être réglé, et peut-être le sort de ces îles se trouvera-t-il, le moment venu, lié au destin de l’Ukraine.
Symboliquement, le sommet UE-Japon s’est terminé au Mémorial de la paix d’Hiroshima. Un symbole fort, en pleine guerre.
Jenny Raflik au micro de Laurence Aubron