Comme toutes les semaines, nous accueillons Jenny Raflik, professeure d'Histoire à l'Université de Nantes pour sa carte blanche de la PFUE.
La Russie a fermé cette semaine les robinets de gaz à destination de la Pologne et de la Bulgarie. Est-ce une nouvelle étape dans le conflit ukrainien ?
C’est une nouvelle étape dans l’engrenage des sanctions et contre-sanctions dans lequel s’enfoncent Européens et Russes depuis le début de la guerre. Face aux sanctions bancaires de l’Union européenne, le Kremlin avait exigé que les factures de gaz soient payées en roubles. Mais payer en roubles, c’est soutenir le cours de la monnaie russe, et donc réduire l’effet des sanctions en question. D’un côté, les Européens ne pouvaient pas accepter. De l’autre, le Kremlin, en fermant les robinets du gaz, n’a fait que mettre en œuvre ce qu’il avait annoncé : faute de payer en roubles, les livraisons seraient suspendues. C’est désormais le cas. Les Européens étaient prévenus. Il n’y a pas eu de surprise. Mais c’est bien une étape de plus dans la montée des tensions entre l’UE et la Russie.
D’autant que cette mesure intervient au moment où les Européens débattent entre eux de possibles embargos sur les énergies russes. La Russie a devancé ces possibles mesures. D’abord en fermant les robinets de gaz à destination de deux pays, la Pologne et la Bulgarie, lesquels dépendent respectivement à 45% et à 77% du gaz russe. Ensuite en annonçant le possible élargissement de ces mesures.
C’est donc désormais une véritable guerre énergétique que se livrent la Russie et l’Union européenne.
Mais je crois que ce que tente aussi la Russie, par cette décision, c’est de créer une brèche dans l’entente des pays membres de l’Union.
En jouant des dépendances inégales des uns et des autres ?
Oui, car si la Russie est le premier partenaire énergétique de l’Union européenne, la dépendance des pays membres à son égard est extrêmement variable.
La part du gaz russe représente entre 75 % et 100 % des importations en Autriche, Hongrie, République tchèque, Slovénie, Slovaquie, Bulgarie, Roumanie, Estonie ou Lettonie. Ces pays sont donc potentiellement sous la menace directe des sanctions russes.
Mais la dépendance dépend aussi de la part des énergies fossiles dans le mix énergétique, c’est-à-dire la répartition des différentes sources d'énergies utilisées par un pays. Par exemple, l’Allemagne est plus dépendante que la France, car le gaz représente 28% de son mix énergétique, contre 20% pour la France. Côté charbon, les pourcentages sont, respectivement, de 10% pour l’Allemagne, de 3% pour la France.
Or, face à la suspension des livraisons de gaz russe, une des solutions les plus rapides serait la mutualisation des stocks. Mais si la crise dure – et cela sera vraisemblablement le cas – ces stocks vont rapidement s’épuiser. Et comme Moscou a menacé d’étendre ses sanctions à d’autres pays, il est probable que beaucoup auront des réticences à réduire trop leurs stocks. Moscou ravive les rivalités nationales entre pays membres.
D’autant plus que l’énergie a souvent été un sujet de tensions entre les pays membres ?
Oui, car s’il y a parallèlement des objectifs communs fixés par l’UE, les États demeurent maîtres de leur mix énergétique, ce qui explique qu’il y ait plusieurs Europe en matière d’énergie.
Certains pays ont fortement développé les énergies renouvelables, comme le Danemark, pionnier dans le secteur des éoliennes.
D’autres ont fait historiquement d’autres choix, comme le nucléaire en France, ou ont d’autres contraintes.
Ainsi, en Pologne, renoncer au charbon est à la fois un problème économique et social, les mines de Silésie représentant un employeur particulièrement important. Annoncée à l’horizon 2049, leur fermeture a fait l’objet d’un bras de fer entre Varsovie et Bruxelles. Pour réduire sa production de charbon, la Pologne a accru sa dépendance aux livraisons russes. Tout cela ne peut que raviver les tensions internes à l’UE, et nourrir les discours eurosceptiques.
La question énergétique est donc une question vitale pour l’UE ?
Ce n’est pas un hasard si l’énergie est au cœur de la construction européenne depuis le traité instituant la communauté européenne du charbon et de l’acier, en 1950. C’est un secteur stratégiquement clef.
Au-delà du contexte ukrainien, c’est aujourd’hui la sécurité énergétique de l’UE dans son ensemble qui est en cause. Une sécurité énergétique que l’Agence internationale de l’énergie définit comme « la disponibilité continue des sources d’énergie à un prix abordable ».
La dépendance excessive à une source d’approvisionnement extérieure expose à des risques, quelle que soit cette source : risques de dépendance économique, et donc politique et risque de pressions.
Ces risques sont régulièrement étudiés. Deux simulations ont été menées pour le gaz, en 2017 et 2021, par le réseau européen des gestionnaires de réseau de transport. La dernière en date, rendue publique en novembre 2021, a dressé la liste de 19 scenarii de rupture, couvrant les quatre corridors d’approvisionnement en gaz de l’UE : ceux de l’Est, de la mer du Nord, d’Afrique du Nord et du Sud-Est. Parmi les scenarii envisagés à l’Est, celui d’une interruption complète des flux via l’Ukraine excluait toute hypothèse de crise majeure en Europe. Mais à condition que cela ne dure que deux mois, et grâce à la flexibilité offerte par les volumes de gaz russe pouvant être réacheminés par les gazoducs Nord Stream et Turk Stream. Or cette flexibilité est désormais caduque. Et deux mois, c’est court.
Est-ce là la raison de la décision prise par la Commission européenne, le 8 mars dernier, visant à réduire, avant 2030, la dépendance de l’Union en matière de combustibles fossiles russes ?
Oui. Cette proposition a d’ailleurs été reprise par les chefs d’État et de gouvernement européens lors du sommet de Versailles, les 10 et 11 mars. Avant d’être confirmée à l’occasion des sommets extraordinaires de l’OTAN et du G7, ainsi que d’un Conseil européen à Bruxelles, les 24 et 25 mars 2022.
Mais, et c’est là le problème, l’importance de la Russie ne vient pas seulement de sa proximité avec l’Union européenne et du fait qu’elle est son premier partenaire énergétique.
Cette importance découle des volumes de production. En 2020, la Russie était le deuxième producteur de gaz au monde derrière les États-Unis, le troisième producteur de pétrole, après les États-Unis et l’Arabie saoudite, et le cinquième producteur de charbon.
À cela s’ajoute la part importante de la Russie en matière de réserves prouvées de gaz, de charbon et de pétrole, ainsi que l’évolution même de sa production d’hydrocarbures. Selon les statistiques publiées par British Petroleum, ses réserves de gaz la placent au premier rang mondial devant l’Iran et le Qatar, et celles de charbon au deuxième rang derrière les États-Unis. Qu’on le veuille ou non, la Russie est un géant énergétique incontournable.
Alors que faire, en cas de fermeture des approvisionnements russes ?
Première piste envisagée par la Commission européenne : le Gaz naturel liquéfié ou GNL. L’Allemagne a déjà prévu de construire des terminaux méthaniers pour accueillir et transformer ce gaz naturel liquéfié livré par bateau. Cela va prendre des années, mais c’est un marché plus flexible que les livraisons par gazoducs.
Autre piste : d’autres sources d’approvisionnement par gazoducs, en provenance de gisements en mer du Nord (Norvège), en Afrique du Nord (Algérie) et en mer Caspienne (Azerbaïdjan). Certains pays, comme l’Italie, dépendante du gaz russe à 46 %, ont d’ores et déjà pris les devants. Le ministre italien des affaires étrangères vient de signer des contrats de fourniture de gaz avec la République du Congo et l’Angola. Ses contacts sont déjà bien avancés avec l’Égypte, l’Algérie et le Mozambique.
Troisième piste : accélérer la transition vers l’énergie renouvelable, conformément aux objectifs du Pacte vert pour l’Europe. L’Union a fixé des objectifs : réduction des émissions de gaz à effets de serre de 55% par rapport à 1990, part de 32% d’énergies renouvelables dans le mix énergétique, et réduction de la consommation d’énergie de 32,5% aux horizons 2030.
Enfin, quatrième et dernière piste : réduire la consommation, sans pour cela conduire l’Europe à un déclin économique. Cela passe par une réflexion d’ensemble sur le système industriel et les habitudes des consommateurs.
Dans tous les cas, la Russie a placé les pays européens face à un défi, et il est de taille. Peut-être les obligera-t-elle, sans le vouloir, à affronter ensemble – enfin – la question de l’indispensable transition énergétique.
Jenny Raflik au micro de Cécile Dauguet