Comme chaque semaine, nous retrouvons Joséphine Staron, directrice des études et des relations internationales chez Think Tank Synopia, le laboratoire des gouvernances, pour sa carte blanche de la Présidence française de l'Union européenne.
Depuis quelques jours, l’enthousiasme autour de la défense européenne, est en train de retomber. D’autant que le Sommet de Versailles n’a rien donné de très concret à part quelques déclarations auxquelles on s’attendait déjà, comme le souhait d’investir davantage dans nos capacités de défense (sans donner d’objectifs concrets), ou le besoin de se préparer aux défis émergeants (rien de nouveau ici).
C’était un Sommet pour rien ?
Pas pour rien parce qu’il a permis de réaffirmer l’unité et la solidarité européenne vis-à-vis de l’Ukraine, et qu’il inscrit les États membres dans une trajectoire de long terme, avec des objectifs ambitieux comme l’indépendance énergétique et l’accélération de la transition de nos modèles. On ne peut pas dire que ce sommet était totalement inutile, mais il n’a pas non plus suscité un grand enthousiasme chez nos concitoyens. On peut comprendre que beaucoup soit déçus étant donné que les attentes envers l’action européenne sont de plus en plus fortes. On l’a déjà vu avec le Covid quand l’UE a su réagir relativement vite et de manière efficace, notamment à travers sa stratégie vaccinale. Mais c’est encore plus criant aujourd’hui alors que la guerre est à nouveau aux portes de l’Europe.
Les Européens en attendent trop de la part de l’UE ?
Trop je ne sais pas, en tout cas plus qu’ils n’en ont attendu par le passé oui, c’est certain. Les pays de l’Est par exemple ont souvent orienté leurs attentes vers des objectifs purement économiques et commerciaux, en voyant l’UE davantage comme un grand marché que comme une entité politique à part entière. Mais aujourd’hui, avec la guerre à leurs frontières et la peur de devenir des cibles pour la Russie, ils regardent l’Europe différemment, comme une puissance protectrice ou du moins ils espèrent qu’elle le soit ou qu’elle le devienne. Chacun se rend compte, crise après crise, que la solidarité et l’action européennes constituent la meilleure chance dont on dispose pour nous protéger face à un monde de plus en plus concurrentiel et belliqueux.
Alors pourquoi l’Europe de la défense n’est-elle, selon vous, qu’une chimère ?
J’ai choisi ce titre pour ma chronique sans en être tout à fait convaincue encore, parce que j’ai toujours l’espoir que les choses avancent, que les Européens réalisent le besoin de jouer collectif, de jouer Européen. Mais je dois avouer que mes espoirs, et je ne suis pas la seule, loin de là, ont été un peu échaudés cette semaine suite à l’annonce du Chancelier allemand. On voit malheureusement que les intérêts individuels des États continuent de prévaloir, tout comme l’influence des États-Unis sur l’avenir de la construction européenne, et surtout sur l’avenir de la Défense européenne.
Pouvez-vous nous rappeler ce qu’a annoncé le Chancelier Scholz ?
Oui. Alors même que la guerre continue en Ukraine et que les menaces sur les Européens n’ont jamais été aussi fortes depuis la seconde guerre mondiale, on se serait attendu à ce que la solidarité et l’autonomie dont tous les États européens parlent depuis quelques semaines, se traduisent par un renforcement de l’industrie européenne de défense. Or, les Allemands ont annoncé qu’ils allaient renouveler leur flotte d’avions de chasse par un achat de 35 avions américains, les F-35. Ce choix d’acheter de l’armement aux États-Unis, alors que la France en produit aussi (notamment le Rafale), est difficile à comprendre dans ce contexte. Non seulement ça témoigne du manque de solidarité entre Européens, et surtout ici entre les deux états fondateurs, la France et l’Allemagne, mais aussi du manque d’ambition des Allemands : ils n’aspirent pas autant qu’ils le disent, ou autant que les Français le souhaiteraient, à une véritable indépendance européenne. Sinon, ils achèteraient Européens.
En quoi cet achat d’avion américain pose problème ?
Ça pose deux problèmes très concrets. Le premier c’est qu’en achetant du matériel américain, on peut difficilement construire une défense proprement européenne : il y a une question d’interopérabilité des forces armées qui se pose. Il faut que les armements, les systèmes d’information et de communication soient conjoints. Donc ça complique un scénario de défense européenne qui exclurait les Américains. Le second problème que ça pose, c’est que ça condamne de manière quasi certaine le projet SCAF, c’est-à-dire le Système de combat aérien du futur.
En quoi ça consiste ?
Le SCAF est une initiative conjointe de la France, de l’Allemagne et de l’Espagne. L’objectif c’est de mettre en place, à l’horizon 2040, un chasseur de nouvelle génération en connexion indépendante avec les drones, les satellites et les systèmes au sol. Le problème c’est qu’on est sur du long terme. Or, puisque les Allemands vont acheter des F-35 américains, ils n’auront probablement plus intérêt à continuer d’investir dans ce projet commun. Un avion de chasse ça a une durée de vie de plusieurs dizaines d’années. Donc le risque auquel on assiste aujourd’hui, c’est de repousser encore le projet d’une Défense européenne qui passe nécessairement et en premier lieu par une coopération en matière industrielle et d’armement.
Les Allemands sont les seuls à se tourner vers les États-Unis pour leur achat d’armements ?
Non, il y aussi les Polonais, les Italiens, les Belges ou encore les Pays-Bas qui ont tous choisi ces dernières années d’acheter de l’armement américain. Donc lorsque les États parlent de solidarité et avancent leur ambition d’une autonomie stratégique européenne, on est encore malheureusement dans du pur déclaratif. Attention à ne pas décevoir encore les attentes de citoyens européens qui tournent pourtant de plus en plus leurs regards vers l’UE. Si les États ne montrent pas l’exemple de la coopération et de la solidarité européenne, alors qui le fera ? Les Allemands ont particulièrement mal choisi leur moment pour faire cette annonce. Car c’est tout bonnement l’avenir de la construction européenne, sa survie je dirais même, qui est en train de se jouer en ce moment.
Joséphine Staron au micro de Laurence Aubron
Sommet des chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union européenne – Versailles 10-11 mars ©Judith Litvine/MEAE