Aujourd’hui, vous voulez nous emmener dans un recoin oublié de l’histoire du continent européen, c’est cela ?
C’est un constat : ce qui n’est pas enseigné à l’école et peu à l’université a peu de chances de constituer une référence historique pour le plus grand nombre. Ainsi en va-t-il, par exemple, de l’Union latine ou de la Confédération du Rhin. De celles-là, nous trouverons peut-être le motif d’en parler à une autre occasion ; mais aujourd’hui, c’est de la République des Deux-Nations qu’il s’agit.
C’est en effet un sujet qui ne parle qu’aux spécialistes…
C’est très injuste. Jugez-en : de 1569 à 1795, cet État se sera tout-de-même étendu sans interruption tout au long de trois siècles. Il aura, dans les faits, inventé le fédéralisme et la représentation parlementaire des minorités. C’était une grande puissance militaire qui a su repousser les tentatives d’invasion et d’annexion de ses redoutables voisins. Ses quelque douze millions de citoyens vivaient dans une entente de bon sens entre ethnies, religions, et locuteurs des quatre langues officielles. Essentiellement agricole, il était de loin le premier producteur de céréales d’Europe. Et, cerise sur le gâteau, il s’est doté de la toute première Constitution écrite de l’Histoire.
Mais vous ne nous dites pas où se situait ce pays…
J’y venais. A l’époque, on y voyait essentiellement l’union du Royaume de Pologne et du Grand-Duché de Lituanie. Reporté sur la carte de l’Europe d’aujourd’hui, on peut dire qu’il comprenait la majeure partie de la Pologne, ainsi que les trois pays baltes, la Biélorussie, et l’Ukraine.
Cette situation géographique exceptionnelle lui donnait un large accès à deux mers : la Baltique au nord et la Mer Noire au sud, bien utiles pour l’exportation de grains en toute saison.
Comment cet État, apparemment idéal, au moins pour l’époque, a-t-il disparu ?
La première cause aura été le tumulte révolutionnaire de la fin du dix-huitième siècle, qui aura ébranlé tous les pays de notre continent ; de même, profitant de la situation, les voisins russe, prussien, et autrichien finiront par s’en partager le territoire ; mais, comme pour l’Empire austro-hongrois ou l’Empire ottoman, c’est la lenteur des moyens de transmission des informations vers les centres du pouvoir politique et administratif et le relais des décisions de ceux-ci vers les contrées éloignées qui auront hâté la dislocation de la République des Deux-Nations. On peut s’amuser à se dire que, si elle avait disposé des moyens de communications du vingt-et-unième siècle, elle aurait peut-être survécu jusqu’à nos jours.
Tout cela est certes intéressant, mais quelle importance pour nous aujourd’hui, quel rapport à l’actualité ?
Reprenons la carte de l’Europe d’aujourd’hui. La Guerre d’Ukraine balaie les repères gelés des cent vingt dernières années.
Que voyons-nous sur le terrain : les trois États baltes, désormais membres de l’Alliance atlantique, et chez qui les forces militaires de l’OTAN sont présentes en permanence par roulement entre les principaux pays alliés.
Depuis leur adhésion à l’Union européenne, l’économie et le niveau de vie des Estoniens, des Lettons, et en Lituanie (la revoici) progressent de façon régulière.
Au sud des Baltes, la Pologne, également membre de l’OTAN, est en passe de se doter des moyens matériels et humains qui en feront, avec la France et le Royaume-Uni, l’une des puissances militaires de premier plan en Europe. Effet de l’Union européenne, ici encore : les Polonais connaissent une prospérité et un confort dont ils ne pouvaient que rêver du temps du régime communiste.
Et, au sud de la Pologne, il y a l’Ukraine, grenier à blé de la planète, officiellement candidate à l’UE, et dont les forces armées, aguerries depuis huit ans et le début des annexions russes de parties de son territoire, sont en cours d’équipement militaire occidental, ce qui, d’ici à la fin de l’année en cours, devrait notablement changer la donne dans leur lutte contre l’agresseur russe.
Conclusion ?...
Conclusion très provisoire : sous nos yeux est en train de se constituer, dans une continuité géographique, un ensemble de cinq États, dont quatre sont membres à la fois de l’OTAN et de l’Union européenne et dont le cinquième y aspire. Le niveau de vie de leurs citoyens se rapproche chaque année davantage de celui vécu en Europe occidentale. Fait nouveau : leurs capacités militaires et leur détermination commune de contenir durablement l’aventurisme du Kremlin aux conséquences toujours tragiques en font un bloc redoutablement soudé, s’appuyant sur de solides alliés.
C’est ce dernier élément qui distingue la situation d’aujourd’hui de celle qui a perdu la République des Deux-Nations au dix-huitième siècle, ainsi que la tentative de résurrection tentée après 1918 par le Président de la Pologne, le Maréchal PIŁSUDSKI.
Et je veux bien prendre le pari qu’au cours des vingt prochaines années, le moteur de l’unité européenne se déplacera vers l’est, dans ce bloc de l’entre-deux-mers, pour lequel on retrouvera peut-être sa désignation latine, l’Intermarium.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.