Chaque semaine, Quentin Dickinson revient sur des thèmes de l'actualité européenne sur euradio.
Cette semaine, QD, vous vous intéressez à la propension de la Russie à s’engager dans des expéditions guerrières chez ses voisins – et les conséquences pour elle de cette habitude
Dans le récit national russe, tel que consigné dans les manuels d’histoire des écoles et propagé de façon permanente par les médias, la Sainte-Russie a, de tout temps, constitué un vaste empire autosuffisant et invincible – la preuve ? La calamiteuse retraite de Russie de la Grande Armée de Napoléon I en 1812 ainsi que l’effondrement des armées allemandes à STALINGRAD en 1943 (notamment).
Cependant, depuis deux siècles, la réalité est un peu plus nuancée.
Un exemple pour préciser votre propos ?
Volontiers. Prenez la Guerre de Crimée (pas l’actuelle, mais celle qui a éclaté en 1853 pour durer près de trois ans). La Russie avait jugé utile d’aller envahir ce qu’on appelait alors les Principautés danubiennes, c’est-à-dire deux territoires qui correspondaient grosso modo à la Roumanie actuelle. Mauvaise idée : les Russes se sont trouvés immédiatement confrontés à une alliance de la France, du Royaume-Uni, de l’Empire ottoman, et du Royaume de Sardaigne, et, bien sûr, aux considérables forces armées de ces pays-là.
Résultat : cruelle défaite de la Russie actée par le Traité de PARIS de 1856, mort de près d’un demi-million de ses soldats, évacuation par les Russes des Principautés, qui forment peu après l’État indépendant et souverain de Roumanie – bref, une catastrophe militaire et diplomatique aux conséquences durables pour le Tsar Alexandre II. De surcroît, pour tenter de calmer le mécontentement populaire attisé par cet échec, le Tsar se voit contraint d’abolir le servage – ce qui, avec notre regard d’aujourd’hui, ne saurait être une mauvaise initiative, mais qui aura profondément déstabilisé la société russe de l’époque.
Et, si l’on vous suit, il ne s’est pas agi d’un exemple unique…
Loin de là, en effet. Avançons de quelques décennies : nous sommes en 1904. La Russie poursuit méthodiquement son expansion territoriale sur ses marches en Extrême-Orient, vers la Mer du Japon. L’objectif : annexer la totalité de la Mandchourie ainsi que la péninsule coréenne.
Le refus russe d’évacuer la Mandchourie déclenche l’attaque des forces japonaises ; sur terre, les forces russes, rapidement coupées de leurs réserves, se coordonnant mal entre elles, perdent rapidement pied. Sur mer, c’est pis encore : surpris par l’irruption de la flotte japonaise, composée de navires modernes (dont la conception est due d’ailleurs à l’ingénieur français Émile BERTIN), l’amirauté russe tente une contre-offensive préparée dans l’improvisation et tactiquement suicidaire.
Ainsi, en deux jours, les Russes perdent-ils 21 des 28 navires engagés contre les 82 unités alignées par les Japonais, qui n’en perdent que trois.
Cette humiliante défaite est consacrée par le Traité de Portsmouth (la ville américaine de ce nom, pas l’anglaise) en septembre 1905. La Russie s’y conforme et se replie ; peu avant, en Mer noire, la mutinerie à bord du cuirassé Potemkine agite l’ensemble de la marine russe, et la nouvelle de la défaite face à l’Empire du Japon, puissance montante en Extrême-Orient à mesure que s’étiole l’Empire chinois, contribue considérablement à étendre la colère chez les militaires et l’exploitation de ce mécontentement par les révolutionnaires. Acculé, ne pouvant plus compter sur ses forces armées pour rétablir l’ordre, le Tsar Nicolas II tente un coup de poker, et proclame des réformes décrites comme démocratiques – mais c’est trop peu, trop tard.
Et, plus près de nous, QD ?
Soucieux de redorer son prestige perdu dix ans auparavant, le Tsar engage son pays dans la Grande Guerre de 1914 à 1918 ; objectif manqué : les hostilités entraînent la chute du régime impérial, suivie de paix séparées négociées en position de faiblesse par les autorités provisoires russes avec l’Autriche-Hongrie, l’Allemagne, la Turquie, et la Bulgarie, quatre pays finalement vaincus par les puissances occidentales, dont la Russie était l’alliée au début des hostilités. S’en suivra une guerre civile et l’instauration de l’Union soviétique.
Au catalogue des initiatives militaires russes qui ont mal tourné, et des buts marqués contre leur propre camp, on citera encore l’invasion de l’Afghanistan en 1979 et la retraite sans gloire dix ans après, indirectement à l’origine de la fin de l’URSS.
Alors, sans encore connaître l’issue de l’opération militaire spéciale russe en cours en Ukraine, qui devait être bouclée en quelques semaines tout au plus, on peut effectivement se demander si cette obsession permanente chez les dirigeants russes - de tous les régimes - de l’expansion territoriale, perçue comme gage de sécurité et adjuvant du panslavisme, ne viendra pas en Ukraine et de nos jours, rallonger la liste des erreurs de calcul russes, monstrueuses par les souffrances humaines et par les affligeantes destructions qu’inévitablement elles engendrent.