On vous sent un peu remonté ce matin – pourquoi, au juste ?
Vous avez raison, je suis quelque peu chagriné par ce que j’entends ces jours-ci dans les médias. Cela se comprend : dans les situations de crise, les premières victimes sont souvent le bon sens et l’esprit logique. Et la guerre en Ukraine en offre une kyrielle de démonstrations, fréquemment – mais pas toujours – nées de la désinformation surabondante qui entoure ce conflit.
A quoi pensez-vous en particulier ?
Je ne vous cacherai pas mon agacement en constatant la tendance du moment chez nombre d’élus et d’éditorialistes, en Occident, qui affirment haut et fort vouloir la victoire de l’Ukraine, mais qui, dans le même temps, laissent entendre qu’ils redoutent la défaite de la Russie.
Arrêtons-nous un moment, et respirons profondément : est-il un seul instant concevable que l’une des parties puissent l’emporter sans que l’autre soit vaincue ?
Mais comment expliquer ce paradoxe ?
Clairement, ceux qui le partagent s’inquiètent de deux perspectives : la première, c’est que le Kremlin ait recours à l’arme nucléaire. Les zélés propagateurs de la ligne moscovite invités sur les plateaux de nos télévisions en Europe en brandissent constamment la menace : il n’y avait qu’à écouter l’autre jour, à l’antenne de PUBLIC-SÉNAT, le nommé Vladimir FEDOROVSKI, présenté tour-à-tour comme diplomate ou écrivain, russe, ou ukrainien, ou français, au choix.
Avec des airs de chattemite, notre homme assurait que POUTINE (auquel il a consacré au moins trois livres) n’hésiterait pas à utiliser son arsenal nucléaire s’il ne parvenait pas à réduire à néant l’Ukraine par des moyens militaires plus conventionnels. Et M. FEDOROVSKI de souligner l’effroi abominable que cette éventualité suscitait en lui – façon évidemment de nous inviter à le partager. Enfin, l’intéressé a curieusement conclu que le nucléaire, oui, mais pas les armes chimiques. Comprenne qui pourra.
Vous disiez qu’il y avait deux origines au paradoxe ?
En effet. L’autre, c’est la peur de l’inconnu. C’est la perspective de l’effondrement de la Russie sur elle-même, celle d’un immense pays, assis sur une montagne d’armes, et devenu épicentre d’une instabilité durable, où les mafias de kleptocrates et de profiteurs s’arracheraient les dépouilles de l’économie et des ressources naturelles, le tout dans le non-droit absolu.
C’est une possibilité préoccupante, bien sûr, mais n’oublions pas que nous avons l’avantage de l’expérience : on est déjà passé par là en 1989, lors de l’agonie de l’Union soviétique. Et nous saurions assurément éviter les quelques retards dans la coordination internationale et autres approximations dans l’appréciation de la situation qu’on a constaté à l’époque.
Ce serait un peu à l’exemple des lendemains de la Seconde Guerre mondiale, bien mieux gérés que ceux de 14-18.
Justement, quels scénarios sont-ils envisageables en cas de déroute militaire de la Russie ?
A l’égal du Vatican, le Kremlin est l’un des endroits les plus secrets du monde, et il convient de prendre avec des pincettes toute information qui prétendrait en provenir par des sources proches du pouvoir, pour reprendre l’expression consacrée.
Alors, pour autant qu’on puisse se projeter dans l’avenir, on peut supposer que si un minimum de confort reste assuré aux populations de MOSCOU et de SAINT-PÉTERSBOURG, la perspective d’un soulèvement populaire immédiat paraît faible. On règlera ses comptes entre courtisans, affidés, et oligarques, et un nouveau chef apparaîtra. Si des élections sont organisées dans la foulée, ce sera bien plus pour rassurer à l’international qu’en vertu de la volonté sincère d’imposer une démocratie parlementaire. Mais n’injurions pas l’avenir.
Conclusion ?
Ce que nous vivons depuis le 24 février de l’année dernière n’est pas une affaire post-impériale entre deux États dont nous pourrions nous désintéresser, pour nous concentrer sur notre zone de bien-être en Europe, dont nous ne mesurons pas la rareté ni la vulnérabilité. C’est précisément du maintien de notre mode de vie, du respect de l’individu, de la protection sociale qu’il s’agit. Ce n’est pas seulement l’État-providence, c’est aussi l’état de droit qui est en cause.
Ainsi, les Ukrainiens combattent et souffrent pour la survie de leur pays, mais ils sont aussi aux avant-postes de la défense de toutes les valeurs qui sont celles des Européens, sans lesquelles il ne saurait y avoir ni liberté, ni prospérité.
Voilà pourquoi l’Ukraine doit vaincre et la Russie de POUTINE doit être vaincue.
Sachons le dire sans ambiguïté.
Entretien réalisé par Cécile Dauguet.