Chaque semaine, Quentin Dickinson revient sur des thèmes de l'actualité européenne sur euradio.
Cette semaine, QD, vous êtes préoccupé par une idée généralement admise, et que vous contestez...
Pour les dirigeants du monde d’après 1945, c’était une évidence : le commerce international engendrait la prospérité des peuples, et de cette prospérité naissait la paix. Quarante ans plus tard, leurs successeurs encensaient sans réserve les bienfaits de la mondialisation heureuse. La disparition de l’Union soviétique mettait fin à la Guerre froide et ouvrait, pensait-on, une ère perpétuelle d’entente entre les nations, nourrie par de fructueux échanges commerciaux à l’échelle de la planète.
Et pourtant, nous le constatons aujourd’hui, trop optimiste, méconnaissant la folie des hommes, ce raisonnement était fondamentalement vicié.
Et pourtant, au fil des siècles, de multiples exemples auraient dû nous conduire à davantage de circonspection.
De quels exemples parlez-vous, QD ?...
Je n’en choisirai qu’un. C’est celui de la Hanse – la mystérieuse Hansa, pour lui donner son nom en allemand et dans les langues scandinaves.
Mystérieuse, parce que l’on ne sait pas très bien quand elle est née, ni où, ni à l’initiative de qui. On ignore à quel moment elle a définitivement disparu. On ne connaît pas vraiment son système de gouvernance.
Mais on ne peut que constater qu’elle a véritablement dominé le commerce dans tout le nord de l’Europe, de la Baltique jusqu’à la Mer de Norvège, pendant cinq cents ans, en gros du XIIe au XVIIe siècles.
Mais qu’est-ce qu’était au juste, ce phénomène ?...
Prenons son nom : Hansa, en vieil haut-allemand, désigne un groupe, une cohorte. Ni plus, ni moins. C’était, si l’on veut, une association, ou plutôt une nébuleuse, de marchands, dont les centaines de navires relâchaient dans près de trois cents ports du Septentrion, où s’élevaient leurs grands entrepôts. Par ruissellement, l’activité de la Hanse assurait une très confortable rente aux villes associées et à leur arrière-pays.
De quelles matières consistait le commerce de la Hanse ?...
Pour l’essentiel, on transportait la cire de Russie et l’ambre de Livonie, le hareng et le bois de Suède, le sel de la Lande de LUENEBOURG et la bière de WISMAR, le poisson séché norvégien échangé à BERGEN contre du blé prussien, la laine d’Écosse qui deviendra étoffe en Flandre.
Une véritable desserte cadencée était établie entre LONDRES, BRUGES, HAMBOURG, et LUEBECK ; la Hanse utilisait aussi les grands fleuves européens et autres voies ouvertes sur la mer, du fjord de CHRISTIANIA (aujourd’hui OSLO) jusqu’à NOVGOROD.
Mais qui dirigeait la Hanse ? Il y avait bien des institutions, non ?...
Oui et non. Sans périodicité fixe, les membres, dont le mode de désignation, plutôt opaque, a varié au fil des siècles, se réunissait en diète, souvent, mais pas exclusivement, à LUEBECK. Y étaient débattues essentiellement les questions de fiscalité propres aux villes portuaires ainsi que la sécurité en haute mer. La règle était celle du consensus ; hors celui-ci, pas de décision.
Mais la Hanse n’était pas un État ?...
Pas au sens où nous l’entendons aujourd’hui. Théoriquement, la Hanse reconnaissait l’autorité du Saint-Empire romain germanique, mais celui-ci, siégeant à AIX-la-CHAPELLE puis à VIENNE, était bien éloigné de la zone d’influence hanséatique.
Donc, le commerce créait la prospérité et celle-ci garantissait la paix ?...
Non, pas vraiment, en tout cas, pas dans la durée. La Hanse n’a en rien prévenu ni arrêté les guerres qui ont régulièrement ravagé le Nord de l’Europe – c’était plutôt le contraire, elle en aura profité, vu la demande accrue de chevaux, de charbon, de minerai de fer, de bois, et de salpêtre que réclamaient les armées en campagne.
D’ailleurs, pour contrer la piraterie, la Hanse s’était elle-même constituée en force navale ; conçu tout exprès, un type particulier de navire de commerce, le Rogge, pouvait être très aisément transformé, armé, et monté par des mercenaires à la solde de la Hanse.
On ajoutera que les méthodes courantes propres à la Hanse contreviendraient aujourd’hui à toutes les règles du commerce : chantage à la fermeture des comptoirs pour contraindre les municipalités à réduire leurs taxes ; corruption des édiles et achat d’élections ; exclusion de commerçants rétifs aux décisions de la diète ; entente entre grands marchands pour hausser la valeur des marchandises et le coût du transport.
Enfin, la Hanse aura assuré la prospérité des villes et la constitution de grandes fortunes familiales, mais aura été sans effet sur le mode de vie de la majorité de la population. Elle n’aura en rien évité les soulèvements populaires ni les révolutions.
Vous trouvez donc que cet exemple lointain conserve une certaine actualité, QD ?...
Oui. Il peut éclairer le grand projet économique chinois, dit des Nouvelles Routes de la Soie, qui vise à irriguer l’Europe et l’Asie au moyen de liaisons de communication ferroviaire, maritime, et fluviale, afin d’approvisionner au meilleur prix l’industrie chinoise en matières premières et en composantes, et à assurer des débouchés permanents pour les produits manufacturés chinois.
A cette fin, la Chine a déjà racheté de nombreux ports, tel celui du Pirée, et a passé des accords avec nombre de pays, notamment en Europe. A méditer : l’exemple de la Lituanie, coupable de s’être rapprochée de Taïwan et qui a quitté le système des Nouvelles Routes de la Soie.
Ce petit pays balte, membre de l’UE et de l’OTAN, s’est aussitôt vu infliger de très importantes sanctions commerciales par PÉKIN.
Non, vraiment, l’économie seule ne permet pas de garantir la paix, en particulier quand les libertés sont menacées, que la désinformation s’est généralisée, que la diplomatie est écartée, et que la politique perd ses repères.