L'Europe vue de Bruges

L’égalité des genres et la transition numérique

L’égalité des genres et la transition numérique

Ludmila Karadjova suit le programme d'études politiques et gouvernance européennes du Collège d'Europe à Bruges. Elle est diplômée en études européennes de Trinity College Dublin et a également étudié à Sciences Po Paris. Elle a travaillé à la Représentation permanente de la Bulgarie auprès de l'UE sur les questions d'affaires générales et de relations extérieures de l'Union.

Pourquoi allier le digital et l’égalité des genres ?

L’avenir de l’Europe est digital - il n’y a qu’à observer l’usage de plus en plus prépondérant de technologies telles que l’intelligence artificielle qui transforment les marchés du travail. La transition numérique de l’économie européenne nécessitera la présence d’au moins 20 millions d’experts en technologies de l’information et de la communication d’ici 2030. Néanmoins, le bilan dressé par un rapport de la Commission européenne de 2021 révèle que le progrès en termes d’acquisition de compétences digitales de base demeure relativement lent.

Malheureusement, cet écart entre les impératifs de l’avenir et la situation présente est d’autant plus important lorsque l’on prend en compte la dimension du genre - à présent, les femmes représentent à peine 19 % des spécialistes informatiques. Elles sont globalement sous-représentées dans les domaines du digital – un écart déjà présent en termes d’éducation dans le domaine STEM (qui comprend les sciences, technologies, ingénierie et mathématiques).

La promotion de la diversité et de l’inclusion dans le secteur numérique est donc essentielle pour assurer une transition numérique équitable et consciente des enjeux sociétaux. En outre, l’inégalité des genres réduit considérablement l’innovation et est également coûteuse sur le plan économique - en 2018, la perte de productivité de l’économie européenne provoquée par le départ des femmes de leur emploi numérique a été estimée à 16,2 milliards d’euros.

Quels sont les défis que rencontre l’UE, une fois ce constat dressé ?

Ce que l’on observe, c’est une grande différenciation entre l’égalité des genres dans le digital selon les pays et les régions en Europe. Par exemple, en termes de compétences numériques, Chypre, la Lituanie et la Lettonie sont en tête de liste, avec un nombre de femmes ayant des compétences numériques globales supérieur à celui des hommes. Les inégalités les plus importantes se situent au sud de l’Italie ou encore en Grèce.

Concernant la question des femmes spécialistes en technologies de l’information et de la communication, qui constitue la ressource rare indispensable pour une transition numérique réussie, l’inégalité est encore plus prononcée – la moyenne européenne de femmes dans le secteur ne s’élève qu’à 27 %, et atteint dans le meilleur des cas environ les 50 % en Roumanie, Bulgarie et Malte.

Quelles sont les actions nécessaires pour tendre vers l’égalité ?

De simples encouragements à poursuivre ces carrières ne sauraient suffire pour combler ces écarts. Même au sein des pays les plus performants, les femmes occupent souvent des emplois numériques mal rémunérés ou peu valorisants. De plus, tout effort visant à réduire les inégalités dans la sphère numérique requiert une approche qui cible aussi la disparité salariale, telle que la stratégie en faveur de l’égalité hommes-femmes 2020-2025 de l’UE.

Ce qu’il est important de noter par ailleurs, c’est que même celles qui se lancent dans le secteur finissent souvent par le quitter. En effet, l’écart salarial actuel s’élève à 14, 1 % soit 86 centimes gagnés par une femme pour chaque euro gagné par un homme. L’importante charge de travail non rémunérée liée aux soins effectués par les femmes, soit, en d’autres termes, tout ce qui touche au travail domestique et à la charge mentale qui l’accompagne, atteint en moyenne les 22 heures par semaine dans l’Union européenne. Cela entrave d’autant plus la progression potentielle des femmes.

Comment l’Union européenne peut-elle tendre vers plus d’égalité des genres dans le secteur du numérique ?

La stratégie de la Commission européenne Women in Digital vise à encourager une participation accrue des femmes dans le secteur digital. Elle s’organise autour de 3 volets principaux pour promouvoir les compétences et l’éducation numériques, combattre les stéréotypes de genre et encourager l’entreprenariat chez les femmes. Concrètement, cela se manifeste à travers des activités telles que Codeweek, un programme d’apprentissage du codage pour les femmes ou encore la CEO Declaration on closing the digital gender gap in high-tech companies.

Parallèlement, la Commission européenne a lancé la campagne #DigitalRespect4Her afin de sensibiliser à certaines difficultés que les femmes rencontrent en ligne – qu’il s’agisse du harcèlement, des menaces, de l’intimidation, de l’objectification, ou autre. Cibler ce type de violence en ligne est capital, puisque de telles actions peuvent justement décourager la participation des femmes à la vie digitale publique, qui s’en retrouve appauvrie et non-inclusive.

Dans quels domaines spécifiques est-il urgent d’agir ?

L’intelligence artificielle en fait partie - des initiatives telles que la résolution de la Commission de la culture et de l’éducation du Parlement européen adoptée en mars 2021 visent à développer une intelligence artificielle non-discriminatoire et dotée d’un cadre éthique précis qui dépasse les paramètres définis par les algorithmes.

Un autre domaine qui souffre de l’absence de femmes spécialistes est celui de la cybersécurité. L’Agence de l’Union européenne pour la cybersécurité cherche activement à recruter plus de femmes spécialistes, y compris issues d’autres parcours professionnels tels que l’économie, le droit ou la communication. L’initiative Women4Cyber de l’Organisation européenne de cybersécurité, quant à elle, cherche à promouvoir la participation féminine dans les domaines de sécurité informatique, de la cybersécurité médicale, de la cybersécurité militaire et de la défense, de la technologie, entre autres.

Entretien réalisé par Laurence Aubron.