Le Laboratoire d’Innovation Pédagogique sur l’Europe (LIPE) propose, de manière accessible, des approches transversales de l’histoire européenne du genre, des guerres, de l’art, des circulations et des réseaux, des grandes idéologies et débats politiques.
Le LIPE vous donne rendez-vous pour la chronique Europe in a soundbite tous les jeudis à 8h sur euradio.
D’où vient la puissance commerciale de l’empire de Venise ?
La puissance commerciale vénitienne aux époques médiévale et moderne plonge ses racines dans les modifications de la géopolitique méditerranéenne au milieu du Xe siècle. Tant la croissance économique de l’Occident que le rétablissement des liaisons maritimes entre l’Empire byzantin et l’Occident grâce à la récupération par l’Empire, en 961, de la Crète, qui était quartier général de la piraterie arabe, permettent un développement sensible du trafic commercial entre Constantinople et les cités italiennes. Parmi ces dernières, Amalfi et Venise, qui maintiennent des liens politiques et culturels avec le monde byzantin, connaissent des conditions très favorables : les marchands vénitiens obtiennent dès 992 un privilège impérial allégeant les taxes sur les transactions commerciales et de plus amples facilités sont gagnées en 1082 suite à l’aide que la flotte vénitienne apporte à l’Empire byzantin contre les Normands. Rapidement, les Vénitiens obtiennent aussi – de même que leurs concurrents amalfitains, pisans et génois – des autorisations pour s’installer à demeure à Constantinople dans des quartiers et des comptoirs qui leur étaient concédés et où ils s’implantèrent en colonies avec leurs prêtres, leurs notaires et leurs juges. L’arrivée des Italiens à Constantinople change le statut commercial de la capitale byzantine : auparavant débouché majeur de produits apportés par les commerçants syriens, slaves et arabes, Constantinople devient avec les Vénitiens une étape vers d’autres sphères marchandes avec lesquelles la Nouvelle Rome est connectée, notamment le monde islamique et le monde asiatique, terres de négoce et d’explorations (on pense à ce fils de marchand vénitien qu’était Marco Polo…).
Comment sont importés les produits depuis Venise ?
Le trafic est-ouest qui s’instaure sous le contrôle vénitien est structurellement déficitaire, les produits apportés de Venise par les marchands (en particulier le sel, que la lagune vénitienne fournissait avec profusion) étant de moindre valeur que ceux retirés des échanges avec les intermédiaires orientaux (soieries et « épices », terme par lequel on désigne non seulement les épices eux-mêmes, mais aussi les onguents, produits médicaux, teintures et colorants). Il faut donc contrebalancer ce déséquilibre par l’apport complémentaire de métaux précieux, en particulier de l’or. Les marchands vénitiens mettent donc en place un système de commerce schématiquement triangulaire depuis l’Afrique du Nord où ils échangent des produits occidentaux contre de l’or qu’ils portent en Égypte pour acquérir des produits de prix, tels que les fameux « épices », échangés ensuite sur les marchés constantinopolitains contre des produits manufacturés de luxe (soieries pourpres notamment), rapatriés enfin en Italie au bénéfice d’une aristocratie occidentale enrichie.
Constantinople n’est pas leur seul point d’ancrage : les Vénitiens se déploient rapidement à Thessalonique, en Crète, en Chypre, puis, après la prise de Constantinople par les croisés de 1204, sur les terres byzantines qui leur sont concédées (essentiellement les îles grecques et des échelles navales majeures) ; enfin, après la fin définitive des États francs d’Orient avec la prise d’Acre en 1291, les Vénitiens rapatrient leurs intérêts sur la mer Noire où ils entrent en contact direct avec leurs homologues slaves et asiatiques. L’unification de l’espace asiatique se construit alors sous l’égide de l’empire mongol qui avait établi une domination du Pacifique à la Volga, sécurisant les déplacements des caravanes le long des routes de la soie. C’est, sans surprise, dans cette zone de contact de la mer Noire que naissent les premiers clusters de la Grande Peste, dès 1347.
Qu’est-ce que le Stato da Mar ?
On a beaucoup écrit et débattu sur les raisons de la puissance et de la réussite internationales des négociants vénitiens et leur participation au développement de ce qu’on n’hésite guère à qualifier d’« empire colonial » et qui connaît son apogée entre la fin du xive et le milieu du xvie siècle. L’approvisionnement d’une cité de lagune dépourvue ou presque d’un hinterland suffisant à ses besoins propres a sans doute motivé la fondation d’un empire commercial qui était d’abord une pompe mercantile, un système de prélèvement des ressources. L’atout majeur des marchands vénitiens tient donc dans le soutien sans faille que la république de Venise leur apporte continûment : l’enjeu commercial est aussi un enjeu politique, et ce qu’on appelle le Stato da Mar vénitien est avant tout un empire politico-commercial. La Sérénissime met donc au service des marchands son arsenal public les dynamiques de sa diplomatie et les services de ses ambassadeurs comme de sa flotte de guerre pour accompagner les convois ; sans compter les bénéfices du contrôle public sur le commerce de cette denrée hautement stratégique, le sel.
Quelles innovations commerciales ont développé les marchands vénitiens ?
Ce soutien politique stimule et accompagne les dynamiques d’innovation commerciale mais aussi techniques que déploient les commerçants vénitiens : les colleganze, par exemple, ces sociétés en commandites qui permettent progressivement aux marchands vénitiens de se faire représenter par un système de procuration, et de gérer ainsi leurs affaires à l’étranger depuis le Rialto ; les formes de plus en plus complexes de la comptabilité bancaire et commerciale ; les techniques de la construction des galères ; enfin en 1474, l’invention du dépôt de brevet, que la Sérénissime crée pour protéger la propriété intellectuelle sur les découvertes techniques. Venise, grâce à ses marchands et à son extraordinaire réseau commercial bénéficiant d’infrastructures d’État, devient elle-même une plaque tournante cosmopolite au cœur des circulations, migrations et diasporas méditerranéennes, et prend à la fin du Moyen Âge la dimension d’une capitale intellectuelle à l’heure de la renaissance des études grecques en Occident, puis de l’imprimerie.
À la fin du Moyen Âge, réactivité, innovation et anticipation des marchés font des marchands vénitiens des maîtres dans l’activité commerciale, et de Venise elle-même une sorte de business school où les marchands de tout l’Occident viennent apprendre les techniques de l’achalandage, de la négociation bancaire, de la spéculation sur les taux de change : bref, les ficelles du succès commercial vénitien et de la gestion du monde.
« Aujourd’hui « Europe in soundbite » sur « Les marchands et négociants vénitiens, acteurs de l’empire de Venise » a été conçu à partir de la notice d’Annick PETERS-CUSTOT . Interprétée par Virginie Chaillou-Atrous. ».