Comme toutes les semaines, nous retrouvons Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management, à Angers.
On l’a rapidement mentionnée la semaine dernière, sans entrer dans les détails : la grande Conférence sur l’Avenir de l’Europe est lancée. Que vous inspire-t-elle, Albrecht, cette initiative d’envergure ?
Quitte à casser l’ambiance un peu, des sentiments mitigés.
Bien sûr, c’est toujours une bonne chose de donner la parole aux citoyens. Je ne vais donc pas me perdre dans une critique des détails de la mise en œuvre de cette énorme consultation ou de la composition de ses organes de pilotage. Ni mettre en doute la volonté de la conduire de manière inclusive et transparente. Plus une expérience inédite de démocratie participative est ambitieuse, plus il est bon marché d’y dénoncer les failles et faiblesses.
Et bien sûr, je ne peux qu’encourager tous les citoyens d’aller voir la plateforme en ligne, de ne pas se laisser intimider par l’étendu des sujets ouverts à discussion, et d’y laisser leur grain de sel.
Je sens qu'il y a un mais… ?
Tiens, vous avez senti qu’il y aurait un « mais » ! Je poursuis donc : mais la démocratie participative ou, plus exactement, le mix entre démocratie participative et démocratie délibérative que propose la Conférence sur l’Avenir de l’Europe, n’est pas sans risque.
En quoi cela pourrait être un risque de consulter les citoyens ?
Parce que la consultation – pour peu qu’elle ne soit pas conçue comme une simple occasion de laisser tout le monde vider son sac, mais comme un exercice constructif – suscite des attentes très élevées.
Comme l’a révélé une récente édition spéciale d’Eurobaromètre – je vous mets le lien de téléchargement de l’enquête – les trois quarts des Européens (du moins ceux qui ont été informés sur la tenue de la Conférence) considèrent qu’elle représente « un vrai progrès pour la démocratie ».
Vous serez d’accord qu’une telle attente met une sacrée pression sur les décideurs politiques.
C’est vrai. Mais là aussi, c’est une bonne chose, non ? On dit l’Europe de Bruxelles déconnectée des préoccupations des citoyens, autant sauter sur l’occasion pour réduire cette distance ressentie !
Dans l’idéal, cela semble effectivement souhaitable. A une époque où le paysage politique est dominé par une défiance désabusée envers les acteurs, les consultations, assemblées ou conventions citoyennes ont le vent en poupe, portées par un certain crédit de confiance.
Mais vous le savez bien, l’équilibre institutionnel communautaire est complexe. Il est conçu comme une machine à empêcher d’aller trop loin, avec de nombreux mécanismes de contrôle des uns par les autres.
Les citoyens risquent d’exprimer des demandes que le traité existant ne permet tout simplement pas de mettre en œuvre. Et la renégociation du traité est le cauchemar ultime de tous les acteurs institutionnels et le cadeau suprême aux europhobes qui auront tout loisir de gangréner l’espace médiatique avec leur discours de peur et de haine.
Bref : il me paraît risqué de donner la voix aux citoyens qui veulent bien la prendre, pour ensuite leur dire « désolé, le traité ne nous le permet pas » ou « navré, mais ce n’est pas faisable politiquement ».
Je n’ai aucune raison de mettre en cause la sincérité de cette consultation, mais je crains qu’elle ne débouche sur une déception des citoyens participants qui, eux, font souvent preuve d’une légère schizophrénie envers l’Europe.
Schizophrénie ? Je ne suis pas sûr de comprendre…
D’accord, c’est un terme un peu sévère. Parlons alors de manque de cohérence ou de comportement contradictoire.
Je m’explique : d’un côté, les citoyens sentent bien dans quels domaines l’action politique aurait tout intérêt d’être européenne plutôt que nationale. Mais de l’autre côté, beaucoup d’entre eux votent et revotent pour des gouvernements nationaux toujours tentés par la préférence pour une Europe des prérogatives nationales et de la solidarité sélective, qu’il s’agisse de contingents de vaccins ou de demandeurs d’asile.
Et dans tous les Etats-membres, le discours du leader qui a vaillamment défendu les soi-disant intérêts nationaux contre les bureaucrates de Bruxelles, a toujours un écho parmi l’électorat. Sinon, cela ferait un moment qu’on ne l’entendrait plus.
Enfin, toujours selon la récente enquête, 92% des citoyens estiment qu’ils devraient être davantage écoutés sur l’avenir de l’Europe. Mais sauf erreur de ma part, il n’y a que la moitié qui se déplace pour l’élection de ses représentants au Parlement européen.
J’entends les raisons de votre scepticisme, mais pourriez-vous avoir la gentillesse de conclure sur une note positive ?
D’accord. Tenez : 60% de Européens admettent que la pandémie les a fait réfléchir sur l’avenir de l’Union européenne. Cela suggère que le timing de la Conférence n’est pas mauvais du tout.
Laurence Aubron - Albrecht Sonntag
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