Comme toutes les semaines, nous retrouvons Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management, à Angers.
Rabat-joie la semaine dernière, vous mettez en cause le bonheur aujourd’hui. Vivement que la saison se termine, j’ai l’impression que vous filez un mauvais coton !
Mais non, mais non. Je suis plein de joie de vivre. L’Euro – celui de la banque centrale – fait l’objet d’une émission d’obligations ce qui représente un saut énorme vers une solidarité fédérale de fait même si elle s’interdit de s’appeler ainsi. Et l’autre Euro – celui du ballon rond – rappelle que le football est tellement plus chouette quand il se partage.
Ceci dit, vous avez raison, j’ai un peu de mal avec le concept de bonheur. Surtout quand il fait l’objet d’une recherche tout à fait sérieuse, mais débouche sur des classements tout à fait douteux. Vous qui suivez l’actualité de près, vous avez sûrement pris note la publication du rapport annuel du bonheur – le « World Happiness Report », non ?
Pas sûr que je l’ai vu passer, mais vous allez éclairer ma lanterne, n’est-ce pas ?
Je n’attends que cela. Le « World Happiness Report » est une publication d’un réseau universitaire mis en place par les Nations-Unies. Chaque année, il classe les pays selon six critères et pour faire court, le top-10 est systématiquement composé de cinq pays scandinaves, deux alpins (Suisse et Autriche), puis les Pays-Bas, le Canada et la Nouvelle-Zélande. Ce top-10 est à peu près aussi ouvert à d’autres candidats que les quarts de finale de la Ligue des Champions au FC Nantes.
La raison pour laquelle je l’ai consulté cette semaine était le Danemark, numéro 1 en 2016, désormais deuxième derrière la Finlande. Le Danemark qui, selon le « Happiness Research Institute » situé à Copenhague – tiens, c’est pratique – maintient aussi le meilleur taux de « satisfaction avec la vie » en temps de COVID. (Je vous mets aussi le lien vers ce rapport, différent du premier).
Pourquoi justement le Danemark ?
J’ai été tellement intrigué par le projet du gouvernement danois d’envoyer tout futur demandeur d’asile dans un pays africain non seulement pour le traitement de sa demande, mais même, en cas d’acceptation, pour l’asile tout court ! Externalisation intégrale, avec l’objectif affiché de « zéro réfugiés ». En politique, il n’y a plus grand-chose qui me choque, mais là, je suis resté bouche-bée.
Il faut se pincer pour le croire : c’est une première ministre sociale-démocrate qui propose une telle politique. Les « surligneurs » ont fait une très bonne analyse juridique sur vos ondes dont je recommande l’écoute, mais ils se sont abstenus de toute indignation. Du coup, je veux bien me charger du volet émotif et me déclarer ébranlé par cette nouvelle.
Pour ne pas dire de bêtises, j’ai vérifié les statistiques : le Danemark compte en 2019 un total de 36 540 réfugiés. Toute proportion gardée, ce n’est même pas la moitié de ceux accueillis par l’Allemagne.
La question que je me pose est : un tel cynisme est-il vraiment payant sur le plan électoral ? Et si oui, qu’est-ce que cela dit sur cet électorat d’un des pays les plus riches de la planète ?
Quel lien avec le classement du bonheur ?
C’est très simple : parmi les six critères sur lesquels se base le classement – PIB par habitant, système social, espérance de vie, liberté, confiance – il y a aussi, sans blague, la « générosité » ! Il semble que les gens qui partagent sont plus heureux que les avares. Spontanément, cela me paraît convaincant.
Mais alors, comment expliquez-vous que le top-10 du bonheur comprend l’ensemble des Etats-membres européens dit « frugaux » ?
Je ne me l’explique pas.
Ne cherchez pas. Vérification faite, la « générosité » selon le « World Happiness Report » ne comptabilise que le nombre de citoyens qui donnent à des œuvres.
Quelle leçon faut-il tirer de tout cela ?
Déjà, il faut s’interdire de formuler des préjugés contre les Danois – tout raccourci est forcément injuste. Mais je vais me poser trois questions :
- est-ce que ce projet fera des émules ailleurs, et si oui, où et par qui ?
- que vaut le « World Happiness Report ?
- que dit cet épisode sur l’évolution du discours, sur le glissement de l’impensable à l’acceptable théorisé par Joseph Overton ?
En voilà du grain à moudre pour les éditos de la saison 2021-22. En attendant, rendez-vous est pris pour la semaine prochaine.
Laurence Aubron - Albrecht Sonntag
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Photo de Steve Buissinne via Pixabay