En 2023, plus de 2 500 hommes, femmes et enfants sont morts ou disparus en Méditerranée, selon l'ONU. C’est une augmentation de près de 50 % par rapport à la même période en 2022. L'Organisation internationale pour les migrations rappelle que la traversée de la Méditerranée est la route migratoire la plus dangereuse au monde. Cette réalité nous marque dès les premières pages de la BD “A qui profite l’exil ?” paru le 29 mars 2023 aux éditions La Revue Dessinée/Delcourt. Au fil des pages, on découvre ce qu’il se passe lorsque des corps sont retrouvés sur des plages italiennes, on découvre que nos économies européennes reposent sur les sans-papiers ou encore on découvre à qui profite les moyens engagés en faveur de la fermeture des frontières. Mathilde Leroy d'Euradio Paris est allée à la rencontre de Taina Tervonen, autrice de cette BD avec le dessinateur Jeff Pourquié.
Euradio : Pour commencer, pourquoi avez-vous décidé d’écrire une bande dessinée sur ce sujet ?
Taina Tervonen : Cet album rassemble cinq reportages dessinés qui ont été réalisés entre 2014 et 2020. Ils ont été publiés entre 2015 et 2022 dans La Revue Dessinée. Je suis allée rencontrer cette revue parce que j’avais une enquête qui se prêtait à une BD. La revue en a ensuite discuté avec le dessinateur Jeff Pourquié qui était partant. Cette collaboration m’a semblé très intéressante pour parler de migration, sujet sur lequel je travaille depuis 20 ans. La BD s’adresse à un public plus large qu’un article de presse classique. Le point de vue adopté est lui aussi différent et permet plus de subjectivité. Sans que nous ne l’ayons pensé au départ, ces cinq reportages ont mené à une compilation. Ils éclairent une même réalité qui m’intéresse : comment les décisions politiques sur les questions migratoires se reflètent dans les destins individuels et comment cela est aussi une question d’argent.
Euradio : Dans la bande dessinée, vous vous mettez en scène. Pourquoi avoir choisi ce mode de narration ?
Taina Tervonen : Je n'avais aucune intention de me mettre en scène quand j’ai commencé à travailler la BD. C’est venu avec une proposition de Jeff. Le premier travail que l’on a fait ensemble est celui sur le business du contrôle des frontières. Mais c’est un sujet très froid qui porte sur l’industrie de la défense et de l’armement. Il est difficile de l’incarner dans un format d’histoire de BD. Donc Jeff a finalement suggéré de m’utiliser comme narratrice de cette enquête. Au départ, je n'étais pas convaincue. Mais cette enquête, je l’ai raconté comme ça à Jeff. La mise en scène où l’on nous voit attablés dans un café est une situation réelle. Je n’ai pas fourni à Jeff d’enquête écrite. Je lui ai raconté. Grâce à cette mise en scène, je me suis sentie plus libre de dire certaines choses.
Dans les dernières planches, je prends la parole en tant qu'individu qui se questionne sur l'injustice des politiques migratoires et sur la liberté de circulation des uns et des autres. Taina Tervonen
Euradio : De Varsovie en Pologne à Agadiz au Niger, vous avez parcouru des kilomètres pour réaliser vos interviews. Quel a été votre fil rouge pour construire votre BD ?
Taina Tervonen : Ce qui rassemble les cinq reportages, c’est la question de savoir comment des décisions prises dans des bureaux à Bruxelles ou par des gouvernements nationaux ont des conséquences très concrètes sur la vie et le destin de personnes qui décident de traverser une frontière illégalement alors qu’ils n’ont pas d’autre choix. La politique des visas est telle qu’il est extrêmement difficile d'obtenir un visa pour venir en France par exemple. Ne parlons même pas des pays en guerre. Quand on vit dans un pays en guerre, il n’y a pas d’ambassade pour pouvoir prétendre à une demande de visa. Ce que je vous explique là, c’est la voie légale. Mais chacun d’entre nous a aussi le droit de traverser une frontière illégalement pour faire une demande d’asile. Cependant, cette procédure est entravée par la difficulté et la dangerosité de traverser illégalement les frontières. Les pays européens ont déployé des techniques de contrôle très fortes. Mais pas seulement. L’Union européenne sous-traite une partie du contrôle de ses frontières à d’autres Etats tels que le Niger, la Libye ou le Maroc en leur donnant de l’argent. Pour effectuer ces contrôles, les Etats tiers font comme ils veulent. Ils bafouent donc les droits humains à leurs frontières qui ne sont pas les frontières de l’Europe directement mais qui sont plus loins. Ces décisions ont des conséquences très concrètes sur le destin des personnes sur la route.
Une autre question est celle de l’argent. En général on pense en premier lieu au coût du passage donc à l’économie illégale du passage. On pense aux passeurs qui organisent le passage à la frontière et qui sont payés pour leur service. Certes, c’est une masse d’argent très importante. Cependant, ce qu’on oublie souvent c’est aussi tout l’argent qui est versé pour développer des techniques de contrôles aux frontières : radars, caméras thermiques … C’est l’industrie de la défense et de l’armement qui propose son expertise à des Etats européens qui commandent ce type de technologie pour leurs gardes-frontières. On a aussi aujourd'hui une agence européenne commune qui s’occupe du contrôle des frontières qui se nomme : c’est Frontex. Elle organise les vols des personnes refoulées, finance les technologies de contrôle… Frontex a aujourd’hui la possibilité d’avoir ses propres gardes-frontières : un corps de frontières européen. Tout cela demande beaucoup d’argent - et tout cet argent fait partie de ce business du contrôle des frontières. Ce sont des décisions politiques qui ont un coût. Mais ces décisions ont d'abord un coût humain puisque la surveillance accrue des frontières rend leur passage difficile et cause de plus en plus de morts.
Ecoutez cet entretien complet, réalisé par Mathilde Leroy.
Sur ce thème : Taina Tervonen nous conseille de visionner Atlantique, film réalisé par Mati Diop en 2019 qui raconte l’exil du point de vue de ceux qui restent au pays.