La chronique philo d'Alain Anquetil

« Les Pandora Papers et la moralité des rôles professionnels » - Alain Anquetil

« Les Pandora Papers et la moralité des rôles professionnels » - Alain Anquetil

Nous accueillons chaque semaine Alain Anquetil, professeur de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.

Aujourd’hui, vous allez nous parler des « Pandora Papers », qui ont été publiés récemment par le Consortium international des journalistes d’investigation (1).

En effet. À la lecture de différents articles de la presse européenne, j’ai remarqué la référence à des professions. On a parlé de 35 chefs d’État, de 130 milliardaires, de célébrités, de criminels et de « parfaits inconnus », mais on a également mis en avant, avec une pointe d’ironie, certains rôles professionnels, notamment des chanteurs, acteurs, sportifs, mannequins, architectes et pharmaciens (2).

Qu’est-ce qui vous paraît remarquable ?

Les conséquences morales de la référence au concept de rôle. On la trouve de façon éloquente dans cette phrase du quotidien belge Le Soir : « Cela va du pharmacien à la retraite dont l’épouse vend des lunettes au dealer de hasch, en passant par le jeune millionnaire ayant fait fortune grâce aux bitcoins » (3).

Le pharmacien retraité et son épouse sont mis dans le même sac que les dealers…

Oui, et cette phrase soulève aussi deux questions. 
D’abord, on peut se demander si les devoirs liés à un rôle professionnel sont compatibles avec le recours à des paradis fiscaux. À première vue, un professionnel est libre de faire ce qu’il veut de son argent. Mais à première vue seulement. Car l’intégrité de ce professionnel, qui est d’autant plus requise lorsque son activité est régie par un code de déontologie, peut s’opposer au recours à des paradis fiscaux.

C’est le cas du pharmacien et de l’architecte.

Absolument. Arrêtons-nous sur ces deux professions, et supposons, pour le besoin de l’argument, que le pharmacien n’ait pas été retraité.

Le code de déontologie des architectes fait clairement mention de l’intégrité, et un article du code des pharmaciens affirme que le pharmacien « doit s’abstenir de tout fait ou manifestation de nature à déconsidérer la profession, même en dehors de l’exercice de celle-ci » (4). L’idée qu’un professionnel ne doit pas porter atteinte à l’honneur de sa profession même en-dehors de son rôle est une réponse à notre première question. L’intégrité ne se comprend pas seulement dans l’exercice de son métier, mais dans la conduite de sa vie en général.

La seconde question concerne le fait de savoir dans quelle mesure un rôle devrait influencer la personnalité de celle ou de celui qui l’occupe. Certains rôles professionnels supposent un modelage de la personnalité. Il n’est pas envisageable que les personnes qui les occupent n’y adhèrent pas, que leur caractère ne corresponde pas à leurs rôles. Pensons au juge, au médecin, au professeur ou au journaliste. On peut défendre l’idée que chacun d’eux s’identifie à son rôle, que chacune de ces personnes est son rôle. 

La phrase du Soir suggère que cette identification au rôle n’a pas eu lieu. Elle suggère aussi, nous l’avons vu, que l’intégrité des professionnels concernés (y compris les chanteurs ou les acteurs) est en question. Ce sont deux aspects du caractère moralement problématique de cette affaire.

(1) « Pandora Papers: An offshore data tsunami », ICIJ, 3 octobre 2021. Voir aussi « ‘Pandora Papers’ : plongée mondiale dans les secrets de la finance offshore », La Matinale du Monde, 4 octobre 2021, et « Comment des Suisses aident rois et dictateurs à cacher leur fortune », La Tribune de Genève, 4 octobre 2021.

(2) « Les Pandora Papers révèlent la florissante activité offshore des riches et puissants », Courrier International, 4 octobre 2021 ; « ‘Pandora Papers’: plusieurs chefs d’État et de gouvernement mis en cause pour évasion fiscale », Le Figaro, 3 octobre 2021 ; « Les célébrités sont de sortie », Le Soir, 4 octobre 2021.

(3) « Pandora Papers: plusieurs chefs de gouvernement et 1.200 Belges mis en cause pour évasion fiscale », Le Soir, 3 octobre 2021.

(4) Les deux codes sont consultables en ligne.

Laurence Aubron - Alain Anquetil

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Photo de Jess Bailey Designs provenant de Pexels