La chronique philo d'Alain Anquetil

L’imagination morale, l’Europe et la Covid - La chronique philo d'Alain Anquetil

L’imagination morale, l’Europe et la Covid  - La chronique philo d'Alain Anquetil

Nous accueillons chaque semaine Alain Anquetil, professeur de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.

Aujourd’hui, vous allez nous parler d’« imagination morale », de l’Europe et de la Covid-19.

On peut citer quantité de propos d’Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, dans lesquels, comme tout responsable politique, elle parle au passé, au présent et au futur, mais peu au conditionnel. Par exemple, dans une déclaration du 6 janvier 2022, elle affirme que « nous avons dépassé notre objectif de partage des vaccins en 2021 » (le passé), que « l’Union européenne est à ce jour le plus grand donateur de vaccins Covid-19 » (le présent), et que « nous allons intensifier nos efforts pour soutenir l’Afrique » (le futur) (1). 

Le conditionnel est parfois utilisé…

Bien sûr, et je vais prendre un exemple qui a été proposé par Ursula von der Leyen dans le contexte de la pandémie. Il provient d’une interview accordée il y a un an au journal Die Zeit (2). Voici la phrase : « Si certains États membres avaient eu des vaccins et si les autres n’en avaient pas eu, cela aurait été un désastre pour l’Europe » (3).

On dit de ce genre de phrase qu’elle est une « proposition conditionnelle contrefactuelle » : elle est conditionnelle parce qu’elle exprime une condition : « Si certains États membres avaient eu des vaccins et d’autres non… », et elle est contrefactuelle, c’est-à-dire contraire aux faits, parce qu’on sait qu’il est faux de dire que certains États membres ont eu des vaccins alors que les autres n’en ont pas eu (4).

Ursula von der Leyen imagine ce qui se serait passé si les vaccins n’avaient pas été répartis de façon équitable.

Oui, cette phrase contrefactuelle est l’une des manifestations du travail de l’imagination. 

La pensée contrefactuelle remplit plusieurs fonctions. Quand on dit par exemple : « Si cette personne avait porté son masque, elle n’aurait pas contaminé son ami », on peut vouloir souligner le fait que ne pas porter un masque peut provoquer une contamination (c’est la fonction explicative) ; on peut vouloir affirmer qu’à l’avenir, cette personne devra porter un masque (il s’agit ici de tirer des leçons du passé) ; ou on peut vouloir blâmer cette personne (c’est la fonction morale). 

Les enfants en sont capables.

Ils partagent en effet cette capacité à « garder à l’esprit en même temps la représentation de la réalité [le fait que la personne n’a pas porté son masque] et la représentation d’une alternative [la situation contrefactuelle dans laquelle elle aurait porté son masque] » (5). 

Deux mots sur la fonction morale des propositions contrefactuelles. D’abord, elles peuvent susciter des émotions morales, par exemple le regret. La phrase « Si je m’étais vacciné, j’aurais pu participer à ce tournoi de tennis » en est un exemple (6). Or, les émotions morales comptent dans la formation du jugement moral.

Les contrefactuelles peuvent aussi aider à identifier des obligations. Par exemple, un médecin sait qu’il doit vérifier les dossiers de ses patients. Mais supposons que ce n’ait pas été le cas et qu’un patient ait eu une réaction allergique à son traitement. La phrase : « Si ce médecin avait examiné le dossier de ce patient, celui-ci n’aurait pas eu de réaction allergique » éclaire l’obligation qu’il avait de vérifier son dossier (7). 

Que concluez-vous du propos d’Ursula von der Leyen ?

La phrase contrefactuelle « Si certains États membres avaient eu des vaccins et d’autres non, cela aurait été un désastre pour l’Europe » visait à la fois à justifier la décision de l’Union européenne en matière de répartition des vaccins et à contribuer à l’évaluation de sa responsabilité. 

Elle visait aussi à convaincre…

Naturellement, mais cette fonction n’a rien de blâmable. Elle témoigne, au contraire, de la richesse de la pensée contrefactuelle.

(1) « Statement by President von der Leyen on vaccine sharing in 2021 and targets for 2022 », 6 janvier 2022.

(2) « Interview of Commission President Ursula von der Leyen with Die Zeit », 17 février 2021.

(3) J’ai ramassé son propos (en anglais) en une seule phrase. Voici le texte d’origine : « Les 27 États membres, grands ou petits, ont tous accès à un vaccin sûr. Imaginez l’alternative, si certains États membres avaient eu des vaccins et beaucoup d’autres n’en avaient pas eu. Cela aurait été un désastre pour l’Europe. »

(4) « Dans une proposition conditionnelle dite ‘contrefactuelle’, on envisage une situation qui n’est pas réalisée et on en tire les conséquences dans le monde ainsi transformé » (Joëlle Proust, in O. Houdé et al.,Vocabulaire de sciences cognitives, 1ère édition, Paris, PUF, 1998). Voir aussi « Covid-19 : sans la vaccination et le passe sanitaire, le gouvernement aurait-il déjà dû fermer certains lieux ? », Le Figaro, 13 août 2021 ; où il est question du raisonnement contrefactuel.

(5) R. M. J. Byrne, « The counterfactual imagination: The impact of alternatives to reality on morality », in A. Abraham (dir.), The Cambridge handbook of the imagination, Cambridge University Press, 2020.

(6) Une phrase adaptée au cas récent de Novak Djokovic, qui n’a pu participer à l’Open d’Australie. On trouve ce propos dans un article de New.FR-24 du 11 janvier 2022 : « Son rival Rafael Nadal a d’abord déclaré que la situation aurait pu être évitée si Djokovic avait été vacciné ».

(7) Je m’inspire de Ruth Byrne, op. cit. On pourra aussi se référer à l’ouvrage de Martin Gibert, L’imagination en morale, Hermann, Paris, 2014.

Alain Anquetil au micro de Cécile Dauguet

Photo de RF._.studio provenant de Pexels

Toutes les chroniques philo d'Alain Anquetil sont disponibles ici