Lors de chaque session plénière au Parlement européen à Strasbourg, Romain L’Hostis suit les débats du Parlement européen qui réunit les 705 députés européens des 27 pays de l’Union. Le 09 mai, il reçoit la députée européenne française Manon Aubry du groupe de la Gauche au Parlement européen, sur le vote prévu le 31 mai sur la directive européenne sur la responsabilité des entreprises multinationales pour les contraindre à respecter les droits humains et environnementaux.
A quelques quelques semaines de ce vote final, Manon Aubry est-ce que vous êtes satisfaite du texte ?
C’est une très très longue bataille, l’enjeu c'est quoi avant de revenir sur l’issue du texte ? L’enjeu c’est de faire en sorte que des grandes entreprises multinationales n’aient plus leur business model basé sur des dommages à l'environnement et des violations des droits de l’Homme. Faire en sorte que des entreprises comme Vinci ne tirent plus profit des ouvriers exploités parfois jusqu'à la mort, sur les chantiers de la Coupe du monde au Qatar. C’est Total qui ne doit plus déplacer des centaines de milliers de paysans en Ouganda pour faire passer leur extraction de pétrole. C’est des entreprises comme Shein, Zara ou d’autres qui ne doivent plus exploiter le travail forcé des Ouïghours en Chine. Et c'est une petite révolution car pour la première fois des victimes pourront porter plainte devant des tribunaux français, belges, au niveau européen, quand l’entreprise a utilisé dans sa chaîne de production, il a été démontré qu’elle n’a pas fait son devoir de vigilance et que ça a produit des violations des droits humains. Ce qui a vraiment changé c'est que jusqu’à présent les entreprises multinationales pouvaient se cacher derrière tout leur réseau de fournisseurs, de filiales etc. Et là on signe la fin de la récré en leur disant que “si votre business model il est basé là-dessus alors vous devrez rendre des comptes et dédommager les victimes”. Donc oui je suis satisfaite que ce texte arrive à son terme après de longues et apres négociations même si je regrette que la droite qui a relayé en cela les paroles des lobbys très actifs sur ce sujet ait réussi à certains égards à amoindrir le texte à amoindrir des protections des victimes, à amoindrir les sanctions potentielles, à amoindrir la responsabilité du secteur financier.
J’ai vu que la charge de la preuve reste encore du côté des victimes, c’est-à-dire que c’est aux victimes de prouver que l’entreprise a effectivement violé les droits humains ou environnementaux, et non pas à l’entreprise de prouver qu’elle est irréprochable. Qu’est-ce que vous en pensez ? Est-ce que ça affaiblit la législation ?
Cela affaiblit clairement la possibilité de recours en justice pour les victimes. Je vous donne un exemple concret : vous êtes un paysan en Ouganda. Vous venez de vous faire déplacer de force par Total parce qu’ils veulent exploiter du pétrole au passage en partie dans un parc naturel. Vous ne parlez pas anglais, vous ne parlez pas français, vous ne connaissez pas le droit européen. Est-ce que vous pensez réellement que vous aurez les capacités de vous battre à armes égales avec les juristes et les avocats de Total qui, depuis son siège en France, pourra développer tous les outils juridiques imaginables pour ce présenter devant un tribunal. C'est pour ça que nous disons quand des victimes ont déjà passé la première étape difficile de porter plainte devant un tribunal européen, ce qui veut dire que pour cela il faut qu’elle soient accompagnées par des ONG, par des associations, par des syndicats, qui fait partie des choses qui ont été retenues pour le coup dans la directive, eh bien le renversement de la charge de la preuve, l’idée aurait été que ce soit désormais à l'entreprise de prouver qu'elle a fait tout ce qui est en son pouvoir et tout ce qui était nécessaire pour éviter des violations et si en l’occurence si elle n’est pas reconnue responsable, évidemment qu'elle n'aurait pas à payer, en revanche si elle est reconnue responsable, elle aurait évidemment à payer. Et donc penser qu’on se bat à armes égales quand on est un payson ougandais ou quand on est une grande entreprise multinationale et son armée d’avocats, je crois que c’est se fourvoyer, et c’est limiter de facto l'accès à la justice pour les victimes.
Garantir ce droit à voir une entreprise sanctionnée si elle enfreint les droits humains ou environnementaux va sans doute impliquer d’avoir accès à plus d’informations sur toute la chaîne de valeur dans les activités d’une entreprise. Que répondez-vous aux critiques souvent émanées des entreprises qui disent que cela va représenter une surcharge de coûts administratifs ou bureaucratiques ?
Ca me fait rire parce que de un, quand bien même ce serait le cas, qu'est-ce que c'est une surcharge de coûts administratifs par rapport à des vies humaines ? Est-ce que vous allez dire ça aux 6 500 ouvriers qui sont morts dans les chantiers la Coupe du monde au Qatar ? Désolé c'était une surcharge administrative que de rendre des comptes dans notre chaîne d'approvisionnement ? Pardon en fait pour moi les droits humains c’est plus important. Et puis deuxième chose, c’est faux de penser que c’est une surcharge administrative, ça le serait pour celles et ceux, pour les entreprises qui, en l’occurence, ne respectent pas les droits humains. Pour celles qui les respectent, il y aura assez peu de changement, elles auront juste à rendre publiques une partie des choses qu’elles font déjà. Donc c'est ni un coût ni une surcharge, et puis parfois les entreprises aussi utilisent un argument qu’on a beaucoup vu tourner du côté des lobbys et de la droite qui consiste à dire que ça nuirait au secret des affaires, ça dévoilerait trop d’informations. Excusez-moi, est-ce que vous pensez vraiment que Total ne sait pas quels sont les gisements de pétrole dont se sert Shell ? Donc tout ça, on voit que ce sont des arguments fallacieux qui ont construit leur business model sur l'exploitation des travailleurs et de la planète et on leur dit ça suffit, c’est fini.
Donc finalement, cela aurait aussi un impact positif pour les consommateurs ?
Bien sûr ! En fait quand vous êtes un consommateur, je prends l’exemple d’une marque un peu à la mode en ce moment : Shein. Vous êtes un consommateur, vous n’avez pas beaucoup de thune. [...] Vous avez 15 ans, 18 ans, vous voulez vous fringuer avec des fringues qui sont cool et pas chères, et vous avez peu de moyens, et vous allez chez Shein. Nous ce qu’on dit c’est que Shein ne pourra plus dans sa chaîne d’approvisionnement produire des t-shirts ou tout autre vêtement avec la sueur de personnes qui sont sous-payées, qui n'ont pas de droits sociaux. ça c’est fini. Et donc finalement c'est une protection du consommateur. C'est une des raisons pour lesquelles l'Union européenne est censé exister, et c’est la démonstration qu’en fait on ne vit pas dans un monde de cow-boy. Il existe des règles et qu’il faut que ces règles aient une dimension internationale pour que les entreprises n’aillent pas chercher à l'étranger des choses qu’elles ne pourraient pas faire ici. Donc cette dimension extraterritoriale elle est importante parce qu'elle a aussi une possibilité, un potentiel pour transformer les chaînes de production au niveau mondial, et ça je pense que ça aura un impact positif pas seulement ici en Europe, mais aussi partout dans le monde.
Peut-être que ça reflète également le besoin d’alternatives sociales ? Si Shein a un aussi gros succès, c’est justement parce qu’il produit aussi des vêtements à des prix défiant toute concurrence. Si demain ils ne pourront plus se permettre d’exploiter leurs ouvriers comme ils le font, on peut imaginer que les prix vont augmenter et que du coup la jeunesse n’aura plus vraiment de marque à bas coût vers laquelle se tourner.
Il y a plusieurs éléments de réponse ici. Déjà ce n’est pas complètement vrai parce que il y a aussi des entreprises qui font des marges colossales, je pense à Zara par exemple, son fondateurs fait partie des milliardaires les plus riches du monde. Donc je pense qu’ils peuvent aussi un peu rogner sur leurs marges plutôt que sur les droits des travailleurs et puis la deuxième chose : oui, c'est vrai que ça pose la question de notre modèle économique, du rôle du recyclage, par exemple, du rôle de la consommation et du truc éphémère “tu prends, t’achètes et tu jettes six mois après”. C’est une question qui est saine à se poser. Je pense que si Vinted ou d’autres trucs comme ça fonctionnent bien aussi chez les jeunes, parce que les jeunes ne veulent pas toujours non plus des trucs tout neufs qui sortent tout juste du magasin. La notion d'économie circulaire et de seconde main marche bien aussi dans les vêtements et je pense que c’est une des voies à poursuivre.
Vous parlez du secret des affaires qui est un argument souvent avancé par les entreprises. Il me semble que cet argument devient de plus en plus difficile à tenir : on le voit sur un autre dossier, celui du passeport numérique européen, qui est en réflexion en ce moment, qui lui aussi impliquerait que les entreprises fassent preuve de beaucoup plus transparence sur toute la chaîne de production et cela viendrait compléter ce devoir de vigilance des entreprises non ?
Dans tous les cas c'est vrai que le secret des affaires, moi c’est un sujet que j’ai tout le temps vu. J’ai beaucoup travaillé sur les sujets de lutte contre l’évasion fiscale, sur la transparence des multinationales, sur les impôts qu’elles paient etc. Et c’est toujours la même chose, la même réponse elles nous disent “vous allez tuer le business modele”. Enfin quand on regarde le business modele des grandes entreprises multinationales, les entreprises du Cac40 elles ont atteint des bénéfices records, de toute leur histoire ! Donc, en fait le secret des affaires ça fait partie de ces leurs et prétextes qui est utilisé par les grandes entreprises multinationales pour pas qu'on bouscule leur monde dérégulé dans lequel elles ont prospéré jusqu’à l’heure actuelle. En fait l'économie s'est mondialisée mais les règles ne se sont pas mondialisées. C'est ça qu'on est en train de payer encore aujourd’hui, et c'est ça qu'on commence à réparer peu à peu parce que je dis pas que le devoir de vigilance va tout régler, mais c'est un début de révolution juridique qui peut emmener beaucoup d’autres choses dans son sillage, et qui peut amorcer un changement de modèle économique. Il en faudra beaucoup plus malheureusement, mais je pense que ça va dans la bonne direction, raison pour laquelle aussi la droit a eu beaucoup de difficulté sur ce texte finale, puisqu’on les a bousculé dans leurs certitudes.
A l’approche du vote final au Parlement européen le 31 mai prochain, est-ce qu’il reste encore des points dissension parmi les parlementaires européens ?
Non, les compromis tels qu'ils ont été votés en commission, une partie d'entre eux n'a pas été soutenue sans surprise par la droite et l’extrême droite. Le texte final a été soutenu largement, je n’ai plus le chiffre exact en tête du nombre de voix. Mais c’était une large majorité. Seule l’extrême-droite n’a pas voté le texte, ce qui, soit dit en passant, révèle son vrai visage. Je le dis d’autant plus que les seuls représentants du groupe ID qui est le groupe d’extrême-droite, étaient français, du Rassemblement National, les camarades de Jordan Bardella et de Marine Le Pen. Ils montrent ici qu’ils n’ont rien à faire de la question des droits des travailleurs, rien à faire de la question de la mondialisation dérégulée, alors qu’ils vont de plateaux en plateaux pour dire tout l’inverse. Donc j’ai bon espoir que le texte soit adopté en session plénière, mais vous savez au Parlement européen on n’est jamais à l'abri d’une surprise et je sais que certains lobbys ne sont pas très satisfaits. On peut le mettre à notre crédit en tout cas, qu’ils trouvent que le texte est trop ambitieux, démontrant certainement qu’on a gagné un certain nombre de choses. Même si je vous l’ai dit sur la dernière ligne droite, le texte a été un peu affaibli je le regrette mais je continuerai à me battre notamment lors des négociations qui vont avoir lieu avec la Commission et le Conseil, et j'espère que cette directive sera adoptée et commencera à être mise en oeuvre d’ici les prochaines élections européennes. La démonstration que mener des combats ici ça vaut le coup : mener des combats même quand on part minoritaires, à la fin on peut finir majoritaires.
Entretien réalisé par Romain L’Hostis.