Une chronique de Christine Le Brun, Experte Smart Cities & Places chez Onepoint, où nous parlerons de villes, d’outils et de technologies numériques, de données, mais aussi des citoyens et de ceux qui font les villes.
Bonjour Christine Le Brun, aujourd’hui nous allons nous poser la question de l’existence d’un modèle européen des villes intelligentes. Est ce que cela a du sens et quelle est la réalité derrière ?
Et bien pour répondre à cette question, on peut déjà revenir à la définition de la ville intelligente, car là-dessus il y a plutôt consensus. Partout dans le monde, le concept est globalement basé sur l’exploitation des données et des technologies numériques pour mieux opérer la ville et créer de nouveaux services pour les usagers. Cependant, une fois qu’on a dit cela, on se rend compte assez vite que cette définition peut facilement mener à diverses interprétations.
Que voulez-vous dire par là ?
Rendre des services, c’est se demander ce qui va être le plus utile à l’usager, et/ou à la collectivité, pour définir les sujets à traiter en priorité. Et selon les cultures, naturellement, cette vision n’est pas la même… C’est ainsi que l’approche nord-américaine de la smart city est très consumériste. Elle penche pour une collecte massive de données qui permettront de comprendre l’usage qui est fait de l’espace public, puis proposer des services mieux adaptés à chacun. Le problème est que cette collecte est la plupart du temps réalisée par des acteurs privés, avec peu de contrôle sur l’anonymisation des données, ni sur les algorithmes qui les traitent, y compris l’intelligence artificielle. C’est pour cela que le très gros projet de Toronto a été stoppé en 2020, après une levée de bouclier des citoyens qui s’inquiétaient du sort des informations récupérées, notamment par Google, sur leurs déplacements, et leurs habitudes de manière générale.
On imagine bien en effet la tentation d’« uberiser » aussi ce secteur très prometteur. Il existe une autre vision en Asie n’est-ce pas ?
Tout à fait. On connait la tendance de la Chine à exercer un contrôle rapproché de la population, c’était très net pendant le Covid par exemple. La smart city à la chinoise n’y échappe pas. Leur appétence pour les nouvelles technologies y trouve naturellement un terrain de jeu exceptionnel, avec une prédominance des thématiques sécuritaires. La videosurveillance y est couplée à des techniques d’identification, de reconnaissance faciale et de tracking. L’objectif affiché tient plus de la safe city que de la smart city, et l’on est naturellement en droit de s’inquiéter des dérives et de la frontière plutôt poreuse avec le contrôle social.
Bien. Et l’Europe alors ? Si ces 2 modèles ne me semblent pas très attirants, existe-t-il une autre voie qui pourrait préfigurer un modèle européen ?
C’est justement ce sur quoi l’Europe travaille en effet. Elle dispose pour cela de sérieux atouts, comme la culture de la démocratie, la protection de la vie privée, et une certaine vision éthique de l’exploitation des données. S’y ajoute aussi la nécessité de préserver sa souveraineté numérique vis-à-vis des GAFAM. L’Europe compte donc sur le croisement de ces fondamentaux pour mettre en place un cadre réglementaire pour les smart cities. Je reparlerai de ce cadre technique et juridique une autre fois.
Cela me fait en effet penser au service public local de la donnée dont vous nous avez parlé dans une chronique précédente. On y retrouvait cette notion de mise en commun des données, au service d’enjeux d’intérêt général.
Exactement Laurence. Et je pense que cela va dans le bon sens. Le rôle de la collectivité est d’adresser les grands sujets comme le changement climatique, la préservation des ressources, la santé publique, et même la sécurité des populations. Et pour cela les technologies numériques sont absolument incontournables. Mais, cela doit se faire dans un cadre respectueux de l’individu et de nos valeurs communes. Et c’est ici que pourrait se situer le modèle européen, en préférant une approche qui intègre par défaut la transparence sur l’usage et la gouvernance des données, l’anonymisation pour garantir la protection de la vie privée et la souveraineté dans les choix technologiques. Enfin, l’ouverture entre les systèmes est également essentielle pour favoriser la collaboration.
Car cette collaboration est un autre des marqueurs du modèle européen ?
Oui, il existe une vraie réalité de collaboration entre villes européennes, qui est d’ailleurs largement encouragée par la commission. Le groupe des 120 villes modulables a par exemple été financé à hauteur de 420 M€ par le programme Horizon 2020. Dans ce programme, 48 villes phares testent et mettent en œuvre les solutions les plus avancées et innovantes, tandis que 72 villes associées suivent les directives des villes phares et reproduisent les solutions déjà déployées. De son coté, la mission «Villes neutres pour le climat et intelligentes» vise un objectif de 100 villes climatiquement neutres d’ici 2030. Pour cela, les collectivités mettent en place une approche systémique de l’innovation sur l’ensemble des investissements urbains, en ciblant de multiples secteurs tels que la gouvernance, les transports, l’énergie, la construction ou encore le recyclage. Et on y retrouve cette notion de villes pilotes qui servent de modèle et de villes suiveuses qui bénéficient de leurs retours d’expérience.
Un entretien réalisé par Laurence Aubron.