Arnaud Wittmer est doctorant en économie et marché du travail à l'Université de Strasbourg. Sur euradio, il analyse chaque mois une actualité économique de l'Union européenne.
Romain L'Hostis : Alors Arnaud, qu’est-ce que vous avez en tête pour aujourd’hui ?
Arnaud Wittmer : J’aimerais vous emmener prendre l’air, et pour ça, parler un peu d’Airbus et de Boeing, de protectionnisme déguisé, et d’un duopole bien particulier. Ces deux noms, ça doit forcément vous dire quelque chose ; le premier est européen, le second est américain, et ce sont les deux plus grands constructeurs aéronautiques au monde. En ce moment, l’un des deux bat de l’aile, Romain, est-ce que vous avez une idée duquel ?
R. L. : J'ai entendu dire qu'il s'agit de Boeing ?
A. W. : C’est ça. Boeing, c’est une entreprise au chiffre d’affaires de plusieurs dizaines de milliards d’euros, qui embauche plus de 170 000 personnes aux Etats-Unis, et qui est fournisseur de certains avions de combat pour les USA. Et pourtant, l’entreprise accumule les déboires, les difficultés techniques, et les erreurs de jugement. A la fin de la dernière décennie, les crashs des deux Boeing 737 MAX en Indonésie et en Éthiopie ont fait éclater les problèmes au grand jour, mais la compagnie rencontrait déjà des problèmes avec d’autres modèles, comme le 787 Dreamliner. Plus récemment, en janvier 2024, un nouveau 737 MAX a vu sa porte s’arracher en plein vol, et le 8 juillet dernier, un autre avion a perdu un pneu au décollage. Chaque semaine, on entend parler d’un nouveau souci technique, d’un rebondissement dans l’une de leurs affaires judiciaires, de nouveaux témoignages de lanceurs d’alertes… Ca n’en finit juste pas.
R. L. : Comment expliquer ces difficultés et erreurs qui s’accumulent chez Boeing ?
A. W. : C’est assez difficile à cerner dans l’ensemble, mais il y a quelques réponses. Christine Marsal, qui est maîtresse de conférences en sciences de gestion à l’université de Montpellier, a rappelé dans ses recherches qu’en 1997, le Conseil d’administration de Boeing était majoritairement composé d’ingénieurs. Il s’agissait donc de dirigeants avec une formation technique, et une certaine vision de la chaîne de production et des problèmes que le constructeur pouvait rencontrer. En 2014, ces ingénieurs ne représentaient plus qu’un dixième de ce même conseil d’administration, alors que plus de la moitié de celui-ci était désormais composé d’actionnaires avec une formation en gestion, ou en finance. Certains lanceurs d’alertes ont ainsi dénoncé ces dernières années les économies d’échelles réalisées par l’entreprise, les licenciements à répétition, la revente de certaines de ses sections, puis la pression exercée pour faire baisser les coûts de production. Sur la même période, Boeing a reversé une partie plus importante de ses bénéfices à ses actionnaires qu’Airbus, qui a préféré les réinvestir dans le cycle de production. Le constructeur européen a privilégié un investissement sur la durée, et le constructeur américain les profits à court terme. Boeing en paye désormais le prix. Ces choix se sont réalisés au détriment de la sécurité, parfois, au détriment de la qualité du produit et du savoir-faire de l’entreprise, toujours. Mais l’aviation n’est pas un secteur comme tous les autres ; un produit moins sécurisé est un risque pour les passagers, pas un choix stratégique qu’on peut défendre. Des problèmes allaient donc inévitablement finir par se poser.
R. L. : Si ces problèmes persistent, que va-t-il se passer pour Boeing ?
A. W. : Logiquement, si la situation ne s’améliore pas – et vu l’ampleur de ce sac de nœuds, elle va prendre un bon moment pour s'améliorer – Boeing devrait faire faillite. Mais malgré un déficit net, malgré les incidents, et malgré les enquêtes en cours sur l’entreprise, cela ne semble pas envisageable à l’heure actuelle. Ni par Boeing, forcément, mais ce n’est pas souhaité non plus par son compétiteur principal, Airbus, ni par les Etats-Unis, ni par les compagnies aériennes qui achètent les produits du constructeur américain. Personne ne souhaite voir Boeing fermer. Et c’est là que ça devient intéressant. En général, si vous êtes un acteur économique, et qu’on vous dit qu’une entreprise avec laquelle vous êtes en concurrence ferme, vous vous retrouvez donc seul sur le marché, en situation de monopole. C’est une bonne nouvelle. Déjà, votre entreprise se porte bien, puisqu’elle survit, et ensuite, elle peut fixer ses prix, comme elle n’a pas de concurrents. Mais ici, Airbus ne pourrait pas profiter de cette situation de monopole, car il n’est pas capable de satisfaire seul les besoins du marché. Aujourd’hui, environ 25000 avions sont en service dans le monde. Avec l’augmentation du trafic aérien, Airbus comme Boeing estiment qu’on en aurait besoin du double aux alentours de 2045. Donc, il faudrait produire environ 1200 avions par an pour réussir à satisfaire la demande mondiale. Airbus, seul, en est aujourd’hui incapable. Sans compter qu’Airbus achète certaines de ses pièces chez des fournisseurs qui vendent également à Boeing. Fournisseurs qui ne pourraient probablement pas survivre avec un seul acheteur.
R. L. : Jusque-là, on parle surtout des producteurs, donc Airbus et Boeing, mais qui achètent les avions ?
A. W. : Et bien, Airbus et Boeing signent respectivement des contrats de défense avec les pays européens et les Etats-Unis, mais leurs clients sont principalement des compagnies aériennes, comme Ryanair par exemple. Et elles non plus ne souhaitent pas voir Boeing fermer. Si le constructeur américain venait à disparaître, les compagnies aériennes dépendraient entièrement d’Airbus. Il existe bien d’autres constructeurs, chinois et brésiliens par exemple, mais ils ne font pas le poids. Les acheteurs ne bénéficieraient pas d’une situation de monopole, car Airbus pourrait augmenter les prix, privilégier certaines compagnies plutôt que d’autres, et rien ne pourrait l’en empêcher. Et même si Airbus ne changeait pas ses tarifs, les incidents qui ont eu lieu avec le 737 MAX de Boeing ont montré que, lorsqu’un modèle présentait un défaut, la flotte entière d’avions était maintenue au sol. Donc, les compagnies aériennes ne peuvent pas se permettre de dépendre d’un seul constructeur.
R. L. : Finalement, face à ces difficultés, les Etats-Unis ne peuvent pas soutenir Boeing ?
A. W. : Si bien sûr, et elles ne se gênent pas pour le faire. Airbus et Boeing s’attaquent régulièrement en justice pour dénoncer les aides dont ils bénéficient mutuellement. A ce stade, c’est presque de bonne guerre, car tous deux perçoivent ces aides. Le protectionnisme n’est pas vu d’un bon œil dans nos économies mondialisées, car cela va à l’encontre des règles de la libre-concurrence. Mais ce qu’on observe ces dernières années, c’est le recul du libre-échange. Le protectionnisme qu’on appelle non-tarifaire, c’est-à-dire celui qui ne repose pas sur des taxes, a toujours perduré. Par exemple, les américains considèrent que les normes sanitaires sur les produits alimentaires européens sont du protectionnisme déguisé, et ce n’est pas tout à fait faux. Mais même le protectionnisme tarifaire, c’est-à-dire celui qui se définit par l’instauration de taxes à l’entrée d’un pays pour les produits étrangers, se développe. Un exemple très récent, c’est celui du 4 juillet dernier, lorsque l’Union européenne a mis en place des droits de douane sur l’importation de véhicules électriques chinois. Et ce n’est que le début. Pour conclure, parce que Boeing reste un enjeu stratégique, il paraît aujourd’hui inenvisageable qu’un président américain laisse le constructeur faire faillite. Surtout dans un contexte où les grandes économies mondiales ont tendance à rapatrier et protéger leurs industries stratégiques. Il n’en reste pas moins que l’entreprise américaine a perdu du personnel qualifié, fait face à de nombreuses affaires judiciaires, et qu’elle accumule un retard considérable sur son principal compétiteur, Airbus. Bref, Boeing, bien que ne risquant pas de disparaître, n’est pas sorti d’affaire.
R. L. : Merci beaucoup Arnaud et à bientôt pour une nouvelle chronique économie.