Michel Derdevet, président du think tank Confrontations Europe revient dans cette chronique hebdomadaire sur les dernières publications de son organisation, notamment de sa revue semestrielle. Énergie, numérique, finances, gouvernance européenne, géopolitique, social, les sujets d'analyse sont traités par des experts européens de tout le continent dont le travail est présenté par Michel Derdevet.
L’intelligence artificielle s’impose aujourd’hui comme une révolution comparable aux grandes mutations industrielles de notre histoire, redéfinissant des secteurs comme la santé, la justice, mais aussi l’éducation et la démocratie. Dans un article publié par Confrontations Europe, Violette Spillebout, députée française et conseillère municipale de Lille, analyse comment l’IA bouleverse nos systèmes éducatifs, tout en interrogeant son rôle dans le maintien des valeurs démocratiques. Si les opportunités offertes par ces technologies sont immenses, les défis éthiques et sociaux qu'elles posent sont tout aussi cruciaux.
Quels avantages l’IA offre-t-elle au secteur éducatif ?
L’IA offre un potentiel considérable pour transformer l’éducation. Elle permet une personnalisation des parcours d’apprentissage, avec des plateformes adaptatives qui ajustent le contenu en temps réel pour répondre aux besoins spécifiques de chaque étudiant, optimisant ainsi la progression individuelle. Pour les enseignants, l’IA permet d’automatiser des tâches administratives, comme la correction des examens standardisés ou la gestion des plannings, libérant du temps pour se concentrer sur l’accompagnement pédagogique. De plus, l’IA fournit des analyses détaillées des forces et des faiblesses des élèves, facilitant l’ajustement des méthodes pédagogiques. Elle représente aussi un levier pour l’inclusion, en soutenant par exemple les élèves en situation de handicap via des outils comme la transcription automatique ou la reconnaissance vocale. Enfin, l’IA joue un rôle clé dans la formation à la pensée critique et à la lutte contre la désinformation, en étant capable de détecter les biais et les informations erronées, tout en fournissant des supports pédagogiques adaptés.
Quels risques l'intégration de l'IA dans l'éducation comporte-t-elle ?
L’intégration de l’IA dans l’éducation soulève plusieurs enjeux d’ordre éthique, technologique et géopolitique. La gestion des données personnelles constitue un risque majeur, car ces systèmes collectent et traitent des volumes importants d’informations sur les utilisateurs, ce qui expose à des violations potentielles en matière de confidentialité et à des usages détournés, que ce soit à des fins commerciales ou malveillantes. Par ailleurs, la dépendance croissante aux solutions technologiques privées, souvent développées par des entreprises non-européennes, soulève des questions de souveraineté numérique. Cela pourrait conduire à une influence sur les paradigmes éducatifs, au détriment des principes humanistes qui caractérisent notre modèle scolaire. Enfin, l’introduction de l’IA risque de renforcer les inégalités d’accès aux outils pédagogiques, notamment entre établissements disposant de ressources technologiques suffisantes et ceux moins équipés, exacerbant ainsi la fracture éducative.
Quelles mesures sont nécessaires pour tirer parti de l'IA tout en préservant nos valeurs démocratiques ?
Il est impératif d’investir massivement dans la formation des enseignants pour qu’ils puissent maîtriser les outils basés sur l’IA, tout en étant capables de discerner leurs limites et les risques associés. Une régulation stricte de l’IA est indispensable pour garantir la protection des données des élèves. L’Europe, avec le Règlement général sur la protection des données (RGPD), a déjà établi des fondations solides, mais il est nécessaire de développer des normes spécifiques au secteur éducatif. Le projet de Règlement sur l’intelligence artificielle (Artificial Intelligence Act), actuellement en discussion au niveau européen, cherche à réguler l’utilisation de l’IA en fonction de son niveau de risque, en mettant l’accent sur la transparence, la responsabilité et la protection des droits fondamentaux. Enfin, il est essentiel de favoriser le développement d’outils technologiques européens et souverains, comme EvidenceB, Mistral AI ou l’European Language Grid (ELG), pour allier innovation et respect des principes démocratiques.
Comment l’Europe peut-elle se positionner face à la concurrence internationale en matière d’IA éducative ?
Pour que l’Europe devienne un leader dans le domaine de l’IA éducative, il est impératif d’investir massivement dans la recherche et le développement, en allouant des ressources financières substantielles. Un budget européen ambitieux est essentiel pour soutenir l’innovation, attirer les talents et permettre aux chercheurs et entreprises européennes de se positionner au niveau mondial. L’Europe doit aussi adopter une stratégie proactive pour ne pas se laisser submerger par l’agenda technologique des États-Unis ou de la Chine et éviter de se retrouver à la traîne dans cette compétition cruciale. Cela nécessite des choix stratégiques, notamment en matière de réglementation, afin de créer un écosystème favorable à l’innovation tout en respectant les valeurs européennes. Par ailleurs, il est important de soutenir les initiatives locales et d’encourager les partenariats entre les acteurs du secteur éducatif, technologique et public, pour créer des synergies et renforcer la compétitivité de l’Europe. Enfin, l’Europe doit se concentrer sur sa souveraineté numérique, en développant des solutions technologiques locales et en réduisant sa dépendance vis-à-vis des grandes entreprises non-européennes.
L’IA représente-t-elle un outil ou une menace pour la participation citoyenne ?
L’IA peut être un atout majeur pour améliorer les processus démocratiques en facilitant la participation citoyenne, par exemple via des plateformes interactives qui permettent un dialogue direct entre citoyens et institutions, ou encore en automatisant certaines démarches administratives pour les rendre plus accessibles et efficaces. Toutefois, son utilisation à des fins de manipulation de l’opinion publique, comme dans le cas des campagnes de désinformation, ou pour la surveillance de masse, représente une menace sérieuse pour les libertés fondamentales et la vie privée. Il devient alors essentiel de mettre en place des garde-fous pour garantir que l’IA reste un outil d’émancipation démocratique, au service de la transparence et de l'inclusion, plutôt qu’un vecteur de division sociale et politique.
Un entretien réalisé par Laurence Aubron.