Avec sa chronique Les femmes ou les "oublis" de l'Histoire, Juliette Raynaud explore "les silences de l'Histoire" (Michelle Perrot) et nous invite à (re)découvrir notre matrimoine oublié, une histoire après l'autre...
Vous connaissez Elizabeth Magie ? En vous racontant son histoire, c’est la véritable histoire du Monopoly que je vais vous raconter.
Quand Elizabeth Magie inventa le principe du Monopoly en 1904, c’était pour lutter contre les inégalités. Le jeu visait à gagner ensemble en partageant les richesses grâce à la création de services publics. Quand Charles Darrow lui vola l’idée en 1935, il en fit le véhicule ludique de l’idéologie capitaliste… et devint millionnaire.
L’histoire officielle du Monopoly c’est qu’au début des années 1930, en pleine crise économique, un chômeur invente le jeu et devient millionnaire. Cette histoire officielle a longtemps été imprimée sur les règles du jeu. Elle est belle cette histoire, elle renforce le mythe du "self-made man", du "quand on veut, on peut"... Dommage qu’elle ne soit pas vraie.
Le jeu, en fait, existait déjà depuis longtemps, depuis 1904, et il avait été inventé par une femme, Elizabeth Magie.
Elizabeth “Lizzie” Magie est sténographe et rebelle (elle est née en 1866 et n’est pas mariée). Révoltée contre les inégalités, un jour, elle passe une annonce dans un journal pour se vendre aux enchères comme esclave pour dénoncer la condition des femmes dans la société états-unienne.
Elizabeth lit aussi. Elle lit le livre Progrès et pauvreté d’Henry Georges, publié en 1879, dans lequel l’économiste démontre que le capitalisme nuit à la société. Il y développe la théorie d’une "taxe unique", une réforme fiscale pour remédier aux inégalités sociales et aux crises économiques.
A l’époque, le pétrole coule à flot et le capitalisme forge les fortunes des familles Rockefeller, Vanderbilt, Carnegie… Pour lutter contre la concentration des richesses et l’augmentation de la pauvreté qui va forcément avec (Elizabeth ne croit pas à la théorie du "ruissellement"), elle veut diffuser la pensée d’Henry George.
Elle imagine un moyen révolutionnaire : un jeu.
En 1904, 30 ans avant la première édition du Monopoly, Elizabeth Magie invente The Landloard’s Game (le jeu du propriétaire foncier).
The Landloard's Game illustre de manière ludique la théorie économique d’Henry George.
Il y a deux manières d’y jouer : celle que nous connaissons, qui consiste à gagner seul·e en ruinant ses adversaires, et une autre manière qui consiste à gagner ensemble, en mettant en commun les richesses notamment grâce à la création de services publics.
Les joueur·euses mettent en commun l’argent qu’ielles devraient payer au propriétaire dans un "Trésor public" et au fil du jeu, certaines cases payantes comme la case "électricité" ou "eau" deviennent gratuites.
Le jeu se développe sur la côte Est des Etats-Unis via le bouche-à-oreille et génère un vrai engouement.
Un soir, à Atlantic City, Charles Darrow y joue avec ses amis.
L’histoire raconte qu’il ne sait pas jouer, qu’il perd tant qu’il peut.
Il demande à ses amis de lui écrire les règles pour essayer de comprendre.
Une fois rentré chez lui, il copie méthodiquement le plateau de jeu sauf une case : le Trésor Public. Il ne conserve que la première manière de jouer, celle qui vise à amasser de l’argent pour détruire les autres. Il appelle son jeu "Monopoly" (le monopole) et dépose un brevet. L'objectif est simple : s’accaparer la totalité des richesses.
Dès sa sortie en 1935, le jeu est un succès. Parker Brothers en édite jusqu’à 20 000 par semaine et, à un moment, émet plus de billets de banque Monopoly que la Réserve fédérale américaine de vrais dollars. Charles Darrow devient millionnaire.
Elizabeth Magie meurt en 1948. Elle a gagné 500 dollars avec son invention.